Catherine Teiger : "L'analyse critique du travail est adaptée aux approches syndicales"
Elle a participé, au Conservatoire national des arts et métiers, à la construction de l'ergonomie de langue française. Avec la psychologue du travail Marianne Lacomblez, elle vient d'achever un ouvrage de référence sur l'analyse critique du travail.
Pour transformer le travail, pourquoi est-il recommandé aux acteurs de la prévention de se former à l'analyse critique du travail ?
Catherine Teiger : La prévention des risques professionnels et l'amélioration des conditions de travail sont encore très marquées par des approches normatives, basées sur ce qu'on appelle en ergonomie "le travail prescrit", le travail tel que le perçoivent ceux qui le conçoivent, qui l'organisent, la hiérarchie... Or on sait qu'il y a une grande différence avec le travail réel vécu par les opérateurs, l'activité qu'ils doivent déployer pour parvenir à l'objectif fixé. L'analyse critique du travail est d'abord une analyse du travail réel. Elle est critique car elle vise à transformer les aspects nocifs de l'organisation du travail prescrit. C'est un outil de compréhension des situations, tourné vers l'action, utile à tous et à construire avec tous. La formation est vue ici comme un processus collectif interactif et réciproque, exigeant un travail de terrain, où les travailleurs décrivent finement leur activité et élaborent une réflexion sur celle-ci avec une aide extérieure. Chacun confronte ses connaissances à celles des autres et tous apprennent en dressant ensemble un portrait pertinent des situations problématiques.
Une telle démarche est parfois éloignée de la mission institutionnelle des préventeurs, encore trop souvent tournée du côté de la prescription et du contrôle : respect des règles de sécurité, des procédures, sensibilisation au "bon geste", à la "bonne posture", définis a priori, transposables à toutes les activités, sans tenir compte des spécificités de celles-ci. La plupart d'entre eux ont actuellement conscience qu'une prévention technico-réglementaire et normative est moins efficace qu'une prévention compréhensive, participative et formative.
Est-ce que cette démarche est adaptée aux CHSCT et aux acteurs syndicaux ?
C. T. : La démarche est extrêmement bien adaptée aux approches syndicales telles que certains les souhaitent et les pratiquent. Elle repose sur la reconnaissance des savoirs et de la parole des opérateurs. Or, parfois, la logique institutionnelle et les représentations tayloristes de l'être humain au travail imprègnent encore certaines organisations. Pourtant, c'est en prenant en compte le point de vue des opérateurs que le regard sur l'activité de travail change, ce qui peut mener à une prévention efficace.
La période n'a jamais été aussi favorable pour enclencher des dynamiques syndicales autour de l'analyse critique du travail, et ce, pour au moins trois raisons. Tout d'abord, parce que la santé au travail est devenue un enjeu majeur et que, dans leur ensemble, les organisations syndicales en ont bien conscience. L'explosion des troubles musculo-squelettiques, la montée en puissance des risques psychosociaux obligent à réagir, même quand la situation de l'emploi est tendue. Ensuite, parce qu'on ne résoudra pas les défis de la pénibilité d'un côté et de la compétitivité de l'autre sans mettre le travail au centre de toutes les attentions. Enfin, parce que les chantiers expérimentaux qu'ont menés tour à tour la CFDT et la CGT lors de recherches-formations-actions à grande échelle, à partir de l'analyse critique du travail, ont donné de très bons résultats. Ils ont permis aux salariés concernés de reprendre la main sur leur travail, individuellement et collectivement. Et les militants syndicaux ont radicalement changé leur approche. Ils sont passés eux aussi d'un discours "prescrit" à une approche compréhensive. Et ça change tout !
(Se) Former pour transformer le travail. Dynamiques de constructions d'une analyse critique du travail, par Catherine Teiger et Marianne Lacomblez (coord.), Etui/Presses de l'Université Laval, 2013.