Marceline Bodier : "Certaines évolutions du travail sont inquiétantes"
Statisticienne, elle vient de publier avec Loup Wolff un ouvrage reprenant l'essentiel du rapport de Michel Gollac, daté de 2011, sur les facteurs psychosociaux de risque au travail. Une version illustrée d'exemples concrets, visant un large public.
En 2011, le collège d'experts réuni pour définir des indicateurs en matière de risques psychosociaux (RPS) rendait ses conclusions. Sept ans plus tard, ce rapport, que vous aviez corédigé avec Michel Gollac, devient un ouvrage. Pourquoi ?
Marceline Bodier : Le rapport a été beaucoup téléchargé, ce qui montre que le thème a suscité de l'intérêt. Mais cela ne signifie pas que sa forme ait été adaptée aux souhaits de tous les utilisateurs. Le livre adopte un style différent, bien plus abordable pour un public élargi.
Par ailleurs, le collège rassemblait des scientifiques de domaines habituellement cloisonnés ; ils ont cherché un langage commun tout au long de la dizaine de réunions qui se sont tenues durant deux années. La question d'origine du rapport était celle de la possibilité d'un suivi statistique des facteurs psychosociaux de risque au travail. Sur les autres sujets discutés - théories, modélisations, histoire... -, les multiples points de vue exprimés étaient seulement résumés ; l'ouvrage rend publique leur richesse, pour un résultat tout à fait inédit.
Plus précisément, en quoi diffère-t-il du rapport ?
M. B. : Le rapport a atteint son objectif : la première enquête du système statistique public (RPS), menée par la Dares1 , a eu lieu en 2016. Les réflexions sur sa mise en place n'avaient donc plus de raison d'être. En revanche, les illustrations concrètes, qui n'étaient présentes que sous forme d'appels bibliographiques, ont ici été développées. Par exemple, pour introduire la notion d'exigences émotionnelles, nous proposons l'interview d'une caissière réalisée par un sociologue, au lieu de commencer par la définition abstraite du concept.
Par ailleurs, l'ouvrage se clôt sur une étude statistique inédite, qui remonte jusqu'en 1984. Elle permet de relier les concepts aux évolutions qui sont à l'oeuvre dans le monde du travail.
Mais bien sûr, on retrouve ce qui a fait le succès du rapport : un passage en revue systématique des facteurs psychosociaux de risque au travail selon six axes désormais bien connus [voir "Repère"], avec les références théoriques et bibliographiques - mises à jour - qui en démontrent l'importance.
Certains facteurs de risque se sont-ils renforcés depuis 2011 ?
M. B. : Le bilan des évolutions qui ont touché le travail est ambigu et dépend de la dimension observée. Certaines évolutions sont inquiétantes. En effet, en une trentaine d'années, le travail est devenu de plus en plus intense, son rythme étant de plus en plus soumis à des normes techniques, à l'obligation de s'adapter rapidement à la demande, ou encore à des contrôles hiérarchiques étroits. L'enquête RPS de la Dares indique que ces facteurs d'intensité se sont stabilisés durant la toute dernière période2 , mais à un niveau élevé. Quant à l'autonomie des salariés, dont l'évolution était déjà plutôt défavorable depuis les années 2000, elle recule encore entre 2013 et 2016.
A l'inverse, à partir de la fin des années 1990, les salariés avaient fait état d'une coopération croissante, que ce soit entre collègues ou avec la hiérarchie. L'autre évolution favorable est plus inattendue, car elle concerne deux caractéristiques du travail contemporain qui s'étaient accrues pendant plusieurs décennies : les exigences émotionnelles, stables depuis 2013, et les comportements hostiles subis par les salariés, qui ont même reculé.
Les facteurs psychosociaux de risque au travail. D'après le rapport du collège d'experts sur le suivi des risques psychosociaux au travail, par Marceline Bodier et Loup Wolff, Octarès Editions, 2018.