C'est reparti sur les 35 heures !
Coût du travail ou pouvoir d'achat, il y a toujours de bonnes raisons pour relancer le débat sur les 35 heures. Patrick Pierron, secrétaire national de la CFDT, Benoît Roger-Vasselin, négociateur social du Medef, et Pierre Larrouturou, économiste, échangent leurs arguments.
Le début de l'année a été marqué par la relance du débat sur le temps de travail. Faut-il travailler plus, comme l'ont proposé l'UMP ou Manuel Valls, pour baisser le coût du travail ou augmenter le pouvoir d'achat ? Faut-il au contraire travailler moins, pour résorber le chômage ?
Pierre Larrouturou : Aujourd'hui, il y a d'un côté les temps pleins, à 39,4 heures en moyenne par semaine selon les chiffres de l'Insee, et de l'autre côté 3 millions de chômeurs à zéro heure. Avec, au milieu, la foule immense des temps partiels, intérims et CDD... Voilà le partage du travail tel qu'il existe actuellement en France.
Aux Etats-Unis, une étude publiée par la Maison Blanche avant la crise montrait qu'il y avait tellement de petits boulots que la durée moyenne du travail, sans compter les chômeurs, était tombée à 33,7 heures. En Allemagne, au terme d'une étude similaire menée elle aussi avant la crise, le ministère du Travail affirmait le 23 janvier dernier que la durée moyenne était tombée à 30 heures.
D'une façon ou d'une autre, il y a dans tous nos pays un certain " partage du travail ". Ce partage, organisé par le marché, est très favorable aux actionnaires, car la peur du chômage déséquilibre complètement la négociation sur les salaires - " Si tu n'es pas content, va voir ailleurs ". De ce fait, la part des salaires dans le produit intérieur brut a baissé de 10 % dans l'ensemble des pays occidentaux. Et la peur du chômage est une des causes du stress et de la souffrance au travail : quand il y a des millions de chômeurs, qui peut donner sa démission et partir à la recherche d'un autre emploi ?
Benoît Roger-Vasselin : Pierre Larrouturou n'en sera pas surpris, je ne partage pas sa façon de présenter les choses, à mes yeux trop exclusivement malthusienne.
En revanche, je pense que Pierre et moi serons d'accord avec le constat suivant : telle qu'elle a été conduite en France, la réforme des 35 heures a été néfaste. Elle a entraîné une hausse du coût du travail, des contreparties coûteuses en allègements de charges, une modération salariale importante depuis douze ans et quasiment pas de créations d'emplois. Il est donc normal que cette question ressurgisse au moment où la France connaît un problème de compétitivité et de coût du travail - lié notamment au temps de travail et aux charges sociales.
Pourquoi ne pas imaginer que cette durée de travail puisse être, comme en Allemagne, déterminée par des accords de branche ou d'entreprise entre organisations syndicales et d'employeurs ? Et qu'il n'y ait plus une seule et unique durée, uniforme sur l'ensemble du territoire et quels que soient le secteur ou le moment dans la vie de chacun par rapport à ses autres priorités ? Laurence Parisot a été la première à poser la vraie question.
Patrick Pierron : Benoît Roger-Vasselin amalgame la durée légale du travail, qui est un cadre réglementaire uniforme, avec la durée réelle du travail, qui doit bien sûr être négociée dans les entreprises et les branches. Pour rebondir sur ce que dit Pierre Larrouturou, augmenter le temps de travail pour augmenter les salaires reviendrait à faire travailler davantage ceux qui ont déjà un emploi, alors que les effets de la crise sont toujours là.
D'autre part, il faut cesser de marteler que le coût du travail est trop élevé en France et que cela grève notre compétitivité. Ce n'est pas en ayant une approche de la compétitivité basée exclusivement sur le coût du travail que nous la renforcerons. Il est indispensable de raisonner sur la compétitivité hors coût, faite d'une synergie entre innovation, qualité du produit, service associé au produit, image des produits français.
Lorsqu'on associe coût du travail et temps de travail, on insinue que les salariés en France travaillent moins mais sont autant payés qu'ailleurs. C'est faux. La France se situe dans la moyenne européenne sur le temps hebdomadaire effectif de travail.
Les Français sont les champions du monde de la productivité horaire. Dans certains secteurs, certaines entreprises ou encore à l'hôpital, la réduction du temps de travail (RTT) a participé à l'intensification du travail et à la réduction des marges de manoeuvre des opérateurs pour y faire face. Ne faut-il pas revenir sur la flexibilité, l'annualisation et la suppression des temps de pause ?
P. P. : Là où le dialogue social a bien fonctionné lors de la mise en place de la RTT, il n'y a pas eu intensification. Selon le dernier sondage CSA, 77 % des salariés qui bénéficient aujourd'hui d'un accord d'entreprise sur l'aménagement et la réduction du temps de travail ne souhaitent pas revenir dessus. Dans les secteurs où il y a eu intensification, c'est le dialogue social qu'il faut renforcer, pas les 35 heures qu'il faut remettre en cause.
La CFDT vient d'organiser trois jours de rencontre avec les agents des fonctions publiques. La question du travail et des conditions de sa réalisation a été au coeur du débat. Ce sont les baisses d'effectifs, le manque de moyens, l'externalisation des prestations de services, la précarisation croissante des personnels contractuels qui sont à l'origine de l'intensification.
Concernant la flexibilité et les nouveaux modes de travail qu'ont permis de développer les 35 heures, ils ont limité les effets de la crise : l'utilisation des RTT et des comptes épargne temps a permis de restreindre le recours aux licenciements et de moduler l'activité des entreprises. Au moment où l'activité redémarrera, la RTT restera un outil très utile pour amplifier la reprise de l'emploi.
P. L. : Récemment, à Brest, lors d'un débat public, le délégué CFDT de Mamie Nova expliquait comment tous les salariés étaient passés à la semaine de quatre jours en 1997, l'entreprise fonctionnant sur six jours. On a créé 200 emplois en CDI et le bilan fait par le médecin du travail est excellent : baisse du stress au travail et meilleure qualité de vie hors travail pour la quasi-totalité des salariés.
Quand Benoît Roger-Vasselin suggère de s'en remettre à la seule négociation de branche, il sous-estime les blocages du patronat : en 1978, déjà, le rapport Giraudet demandait une baisse de 10 % du temps de travail. Le patronat a dit qu'il était d'accord mais qu'il fallait laisser faire les négociateurs. Trente ans plus tard, la durée moyenne d'un temps plein est toujours supérieure à 39 heures...
Depuis son congrès de Montpellier, en 1995, la CFDT demande une loi-cadre pour aller à 32 heures. Les partenaires sociaux doivent être associés à la rédaction de la loi et évidemment à sa mise en oeuvre, entreprise par entreprise, service par service. Mais s'il n'y a pas de loi-cadre, c'est la loi du marché qui continuera à s'imposer.
B. R.-V. : Evitons les a priori, je n'amalgame ni ne sous-estime. Les temps évoluent grâce à la qualité du dialogue social, même si subsistent, bien sûr, d'importantes divergences. Et je ne veux pas suivre Patrick Pierron sur le coût du travail : il est beaucoup trop élevé en France, de 10 % supérieur à celui de l'Allemagne, et que nous ayons en comparaison un salaire brut total beaucoup plus élevé et un net plus faible, cela mérite pour le moins réflexion.
Quant au fond, il y aurait beaucoup à dire : il est de moins en moins vrai que les Français sont les champions du monde de la productivité horaire, en particulier depuis les lois sur les 35 heures. Et les comparaisons avec l'Allemagne doivent intégrer le grand nombre de temps partiels existant outre-Rhin. Ce contexte a augmenté le stress que beaucoup de salariés, de cadres notamment, ressentent aujourd'hui en France. N'oublions pas que l'objectif premier est de faire baisser le chômage et donc d'arriver à adapter, dans le dialogue social, le temps de travail aux attentes des clients de l'entreprise, que nous sommes tous.
Dans le schéma actuel du temps de travail, ne faudrait-il pas aménager certaines situations difficilement supportables pour les salariés vieillissants, notamment dans la perspective du recul de l'âge de la retraite ? Par exemple, êtes-vous favorables à un système qui permettrait de réduire le temps de travail en fin de vie active, comme le faisaient les préretraites progressives ?
B. R.-V. : Sur la pénibilité, les partenaires sociaux ont négocié depuis plusieurs années sans jamais parvenir à signer un accord. Nous le regrettons d'autant plus qu'il y avait deux volets dans cette négociation, le volet prévention et le volet réparation. Sur le premier, nous étions tous d'accord et il est très dommage qu'il n'ait pu être signé. Nous restons aujourd'hui encore ouverts à la signature. Sur le second, notre désaccord est clair : nous souhaitons un traitement personnalisé de chaque situation et nos partenaires souhaitent un traitement par catégories de personnels, ce qui reviendrait à nos yeux à la création de nouveaux régimes spéciaux.
Quant à votre suggestion, nous avons tous, pouvoirs publics, organisations syndicales et d'employeurs, de gros efforts à faire pour changer de paradigme dans l'entreprise concernant, notamment, les jeunes et les seniors. Cela devra passer par des remises en cause dans la gestion des ressources humaines, et nous y sommes prêts. Pour autant, nous ne sommes pas favorables à un retour aux systèmes anciens, qui n'ont pas bien fonctionné.
P. P. : Concernant la pénibilité, il s'agit toujours d'une question d'actualité. Nous sommes toujours disponibles pour en discuter, lorsque le patronat y sera disposé. Pour l'instant, le sujet est traité à travers les décrets en cours.
Pour répondre à la question posée, il ne s'agit pas uniquement du nombre d'heures travaillées, mais de l'adaptation de l'activité à la fin de carrière. Par ailleurs, si pour certains salariés, fatigués ou usés, la préretraite ou un autre type de cessation progressive d'activité peut être bénéfique, il faut prendre garde à ne pas marginaliser les travailleurs en fin de parcours. Leur expérience et leur connaissance de l'entreprise doivent être valorisées, et donc le parcours professionnel doit être considéré dans son intégralité, jusqu'à la fin de la vie active. On se plaint souvent de l'insuffisance du " tuilage ", ce temps de transmission entre salariés " anciens " et plus récents : pourquoi ne pas en faciliter la mise en place ? Cela permettrait également de réintroduire du collectif dans l'organisation du travail.
P. L. : Reculer l'âge de la retraite ne sert à rien si plus de la moitié des salariés sont au chômage quand ils soldent leur retraite. Je ne suis pas opposé à des préretraites progressives, mais l'essentiel est de négocier une réduction du temps de travail à tous les âges de la vie.
En 1995, le rapport Boissonnat recommandait une baisse de 20 à 25 % du temps de travail. Une étude du ministère du Travail indique qu'un mouvement général vers la semaine de quatre jours créerait 1,6 million d'emplois. Ce n'est pas la solution miracle, mais si l'on crée 1,6 million d'emplois, la négociation sur les salaires ou sur le contenu du travail se fera sans doute dans de tout autres conditions. Voilà pourquoi les néolibéraux sont totalement hostiles à une vraie réduction du temps de travail.