Changer de conditions de travail... pour le meilleur ou pour le pire ?

par Loup Wolff statisticien et sociologue Céline Mardon statisticienne et ergonome (Centre d'études de l'emploi) / janvier 2016

Au fil des dernières décennies, les changements de conditions de travail sont devenus de plus en plus fréquents et de moins en moins favorables à la santé. C'est ce que révèle une nouvelle exploitation de l'enquête Santé et itinéraire professionnel.

Que peut-on dire des changements dans les conditions de travail, tels qu'ils surviennent dans la vie professionnelle des personnes en activité ? A quels âges se produisent-ils principalement ? Sont-ils de plus en plus fréquents, au fil des époques, parce que le monde du travail est de plus en plus mouvant et que la mobilité professionnelle augmente ? Se traduisent-ils, pour celui ou celle qui vit un tel changement, par des améliorations ou des dégradations, et dans quels domaines ? Quels liens entretiennent-ils avec la santé, à plus ou moins long terme ? Autant de questions qui ont rarement été abordées dans les études statistiques, faute d'enquêtes pour les examiner de façon précise. Le dispositif national d'enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP, voir "Repères") offre à présent la possibilité de le faire. Voici quelques-uns des principaux résultats établis grâce à cette investigation.

Intensification du travail confirmée

Précisons d'abord de quels "changements" on parle. Ceux que SIP permet d'étudier correspondent à des événements que les individus, interrogés en 2006 puis en 2010, sont capables de dater dans leur parcours professionnel passé. Il s'agit soit d'un "changement important" dans le contenu ou les conditions de leur travail, qu'ils ont mentionné et positionné sur la grille biographique jointe à l'enquête, soit d'un changement de conditions de travail entre deux emplois différents, également déclarés au cours de cette interrogation rétrospective. Conditionnée par l'enquête, cette approche du changement ne prend pas en compte les évolutions progressives, plus délicates à identifier et dater et qui peuvent pourtant infléchir significativement les parcours professionnels.

Dix questions de l'enquête permettent de repérer certaines conditions de travail avant et après un tel changement. On peut donc savoir dans quelle mesure ce changement est associé à l'"entrée" dans une contrainte, une nuisance ou un motif d'insatisfaction qui n'était pas présent(e) dans la situation précédente ou si, à l'inverse, il est l'occasion de s'en extraire, en d'autres termes d'effectuer une "sortie" (voir tableau page 44). On voit ainsi que le travail sous pression, les tensions avec le public ou encore les difficultés de conciliation entre travail et obligations familiales sont des caractéristiques dans lesquelles on entre plus souvent qu'on ne sort lors d'un changement. Ce constat est cohérent avec l'expansion de ces contraintes à moyen et long termes, signe d'une intensification du travail démontrée par beaucoup d'autres dispositifs statistiques. Dans un sens a priori plus positif, la hausse des qualifications dans la population active peut expliquer la plus grande proportion de "sorties" que d'"entrées" vis-à-vis de situations où l'on n'a pas le sentiment de pouvoir employer pleinement ses compétences ou d'effectuer un travail reconnu à sa juste valeur.

Six classes de changements s'opposant deux à deux

Au-delà de ces constats, l'étude a mis au jour des configurations de changements de conditions de travail. Certaines caractéristiques du travail tendent en effet à être rencontrées ou quittées ensemble, alors que d'autres coexistent rarement à l'occasion d'un "changement important". Six grandes classes de changements (voir tableau ci-contre), qui s'opposent deux à deux, ont pu être mises en évidence, et ce, par des méthodes statistiques dites d'analyse des correspondances et de classification. Chaque classe présente des caractéristiques fréquentes : les changements y sont, beaucoup plus souvent que dans les autres classes, marqués par la présence de certaines "entrées" ou "sorties".

Repères

Santé et itinéraire professionnel (SIP) est une enquête nationale pilotée par les ministères de la Santé et du Travail. Elle recueille, via un questionnaire rétrospectif, une biographie sur le travail, l'emploi et la santé. Elle a été réalisée en face-à-face auprès d'environ 14 000 individus, âgés de 20 à 74 ans en 2006 et réinterrogés en 2010. Les objectifs de SIP sont de mieux connaître les déterminants de la santé liés aux conditions de travail et aux parcours professionnels ainsi que l'impact de l'état de santé des personnes sur leur parcours professionnel.

Ce découpage s'interprète aisément. Ainsi, le type de changement baptisé "intégration" consiste à passer d'une position professionnelle que l'on juge inférieure à celle dont on pourrait bénéficier et que l'on estime marquée par un manque de considération, à une situation dans laquelle on se sent mieux entouré et reconnu, soit mieux "intégré", avec la possibilité d'employer pleinement ses compétences. Ce type de changement va le plus souvent de pair avec des trajectoires ascendantes ou avec l'obtention d'un emploi "long" qui stabilise le parcours professionnel. Il concerne le plus souvent des jeunes en début de carrière. A l'inverse, le changement "relégation" revêt les caractéristiques d'un déclassement professionnel, avec une perte de sens du travail, sans même, pour autant, avoir changé d'employeur. Il intervient fréquemment aux âges avancés et concerne plus souvent les femmes, et donc notamment les professions intermédiaires et les postes d'employés.

Seul changement bénéfique à la santé : l'"intégration"

Une augmentation du sentiment de débordement et de tension, assortie de difficultés à concilier le travail et la vie familiale, est caractéristique du changement "intensification", le plus fréquent des six types de changements. Celui-ci va le plus souvent de pair avec les trajectoires sociales ascendantes et concerne beaucoup de cadres, éventuellement par l'accès même à cette catégorie socioprofessionnelle lors du changement. Le changement "retrait", en miroir du précédent, permet d'accéder à une situation professionnelle moins bousculée, avec toutefois, comme contrepartie relativement fréquente, une moindre mobilisation des savoirs et savoir-faire. Les âges moyens ou élevés sont davantage concernés que les plus jeunes par ce type de changement. Il s'agit assez souvent d'un passage vers un emploi moins stable.

Les changements correspondant à une transformation néfaste des conditions physiques de travail sont du type "pénibilité accrue". L'"entrée" dans le travail de nuit, répétitif, exposé à des produits toxiques, y est éventuellement accompagnée d'une "sortie" des tensions avec le public. Les ouvriers, notamment les ouvriers qualifiés, sont plus souvent présents dans cette classe de changements que dans les autres, dans certains cas parce qu'ils viennent d'une autre catégorie socioprofessionnelle et découvrent alors la pénibilité d'un travail ouvrier. La "mise à l'abri", enfin, désigne le type de changements où, à l'inverse, les individus ont le plus souvent l'occasion de sortir des contraintes physiques de travail, avec parfois en contrepartie un surcroît de tensions avec le public.

Dans cette recherche, la prise en considération des enjeux de santé a été effectuée sous deux angles : d'une part, celui des conséquences des changements sur la santé à long terme ; d'autre part, celui de la santé comme "moteur" éventuel du changement. Divers indicateurs usuels dans les enquêtes santé étaient disponibles dans SIP : l'appréciation des personnes sur leur état de santé général, le fait d'avoir au moins une maladie chronique, celui d'être limité depuis au moins six mois, à cause d'un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement (c'est l'item retenu dans le tableau page 42), un sentiment persistant de tristesse, ou encore le fait de présenter des symptômes de dépression.

L'étude de ces liens appelle une certaine prudence. D'une part, l'existence, par exemple, d'une "entrée" dans une contrainte signifie qu'on est ensuite exposé à celle-ci ; c'est donc peut-être cette exposition - surtout si elle s'avère durable -, et non le changement lui-même, qui va influencer la santé in fine. De même, une "sortie" implique qu'on ait été exposé auparavant. Dans les modèles statistiques utilisés, les liens entre changements et santé ont donc été testés en prenant en compte et en contrôlant les durées d'exposition aux diverses contraintes ou nuisances (celles-ci jouant bien sûr un rôle par ailleurs). Ces analyses aboutissent à un constat qui retient l'attention : seuls les changements de type "intégration" sont à terme, par eux-mêmes, liés à une bonne santé.

On peut s'étonner de voir que des changements a priori protecteurs, comme les "retraits" ou les "mises à l'abri", n'ont pas pour conséquence, au bout du compte, une santé meilleure. L'examen des raisons à l'origine du changement vécu, et en particulier des raisons de santé, apporte des éléments de compréhension complémentaires. L'enquête permet en effet de repérer si l'occurrence d'un problème de santé est contemporain du changement considéré, de façon immédiate (un problème de santé est indiqué par l'enquêté comme ayant contribué à ce changement) ou plus indirectement (en reliant la santé de 2006 à des changements de conditions de travail entre 2006 et 2010, les deux dates d'enquête). Cette analyse confirme l'existence de liens étroits : l'apparition d'un problème de santé est souvent associée à l'occurrence de changements "retrait", "mise à l'abri", voire "relégation". Visant explicitement la préservation de la santé, ces changements interviennent souvent à un moment où la dégradation de celle-ci est avérée. Cette dégradation n'est pas forcément réversible ensuite.

Evolutions de mauvais augure

L'examen des moments auxquels les changements étudiés sont survenus (l'enquête les repère dans un passé professionnel parfois lointain pour les enquêtés les plus âgés) montre une accélération de ces changements d'une époque à une autre, accélération probablement liée au caractère de plus en plus mouvant des organisations et à la progression tendancielle de la mobilité. Par ailleurs, la teneur des changements se transforme au fil du temps : l'accélération constatée concerne avant tout les changements de type "retrait" et "intensification", alors que les changements de type "intégration" - les seuls à revêtir des aspects bénéfiques en termes de santé - sont en net recul.

Ces évolutions ne sont pas de bon augure en termes de santé et de bien-être des individus à plus ou moins long terme. Raison de plus pour être attentifs, dans une optique de prévention, non seulement à la nature et à la durée des expositions professionnelles (re)connues comme délétères, mais aussi aux changements particuliers qui ponctuent les itinéraires professionnels.

En savoir plus
  • "Les changements dans le travail vécus au fil de la vie professionnelle et leurs enjeux de santé. Une analyse à partir de l'enquête SIP", par L. Wolff, C. Mardon, C. Gaudart, A.-F. Molinié et S. Volkoff, Rapport de recherche (à paraître).

  • "Les changements de conditions de travail au fil des vies professionnelles : plus fréquents, moins favorables", par L. Wolff, C. Mardon, A.-F. Molinié, S. Volkoff et C. Gaudart, Connaissance de l'emploi n° 124, septembre 2015.

  • Ces deux publications sont (ou seront) accessibles sur le site du Centre d'études de l'emploi : www.cee-recherche.fr