La charge de travail mise en examen à la Fnac

par Isabelle Mahiou / avril 2013

A la demande de CHSCT et syndicats, la justice a ordonné la suspension d'un projet de réorganisation des magasins de la Fnac. Motif : la charge de travail générée par ce projet et ses effets sur la santé, mal évalués par l'entreprise.

Retoquée. La Fnac doit revoir sa copie. Dans un arrêt rendu le 13 décembre dernier, la cour d'appel de Paris a ordonné la suspension d'un projet de réorganisation de ses magasins de province, parce qu'il pouvait porter atteinte à la santé des salariés. En cause : les risques, y compris psychosociaux, liés à la surcharge de travail que cette réorganisation, assortie d'un plan social, pouvait occasionner pour certains personnels. Une décision remarquable en ce qu'elle "suspend la mise en oeuvre d'un projet de réorganisation insuffisamment élaboré sous l'angle des risques psychosociaux"1 , souligne Savine Bernard, avocate avec Slim Ben Achour et Meriem Ghenim des CHSCT et syndicats impliqués. Et ce, sur des questions de charge de travail, véritable innovation

Repères

L'obligation de sécurité de résultat est un principe de droit civil qui impose à son débiteur d'atteindre un but précis : la préservation de l'intégrité physique des personnes placées sous son autorité. Ce principe s'oppose à celui de l'obligation de sécurité de moyens, moins exigeant puisqu'il s'agit seulement d'apprécier si tous les moyens ont été mis en oeuvre pour assurer la sécurité.

La jurisprudence considère, depuis les arrêts amiante de février 2002, que l'employeur est redevable d'une obligation de sécurité de résultat envers son salarié.

En s'appuyant sur l'obligation de sécurité de résultat (voir "Repères") qui pèse sur l'employeur, les juges ont estimé que la Fnac devait identifier les risques en amont et communiquer leur évaluation aux CHSCT, en fournissant des "documents quantitativement précis sur les transferts de charge de travail". Ce faisant, la cour acte "la recevabilité des CHSCT à actionner une procédure pour suspendre un projet", note Slim Ben Achour. Jusque-là, ces derniers agissaient plutôt en défense, "lorsque l'employeur saisissait la justice pour s'opposer à la désignation d'un expert", précise l'avocat. La juridiction conforte ainsi le rôle de ces instances. Elle confirme aussi le poids des expertises CHSCT, sa décision s'appuyant sur des rapports réalisés par plusieurs cabinets, qui ont permis de caractériser les risques et leurs effets potentiels sur la santé.

Centralisation des tâches

Retour en arrière sur le contexte de cette affaire. Le projet Organisation 2012, annoncé par la Fnac le 13 janvier de la même année, visait à centraliser des fonctions supports, avec la suppression de plusieurs postes, notamment dans les Fnac Relais, magasins de province de l'enseigne. Comme l'explique Nelly Molesin, secrétaire CGT du comité central d'entreprise (CCE), "sont concernés 100 % des postes de la communication, des finances et des ressources humaines (RH), soit en gros trois postes par magasin dans les cinquante que compte la SAS Fnac Relais, ainsi que 40 % des postes de gestionnaires administratifs, qui sont de un à trois par magasin selon la taille de celui-ci. En tout, 164 suppressions pour Fnac Relais, "compensées" à hauteur de 38 créations pour les responsables financiers et RH centralisés". Les services du siège et des directions régionales, à la Fnac SA, sont aussi touchés, ainsi que les onze magasins de Codirep en Ile-de-France. Le tout devait fonctionner grâce à une optimisation des tâches, via l'abandon de certaines et la rationalisation d'autres.

L'annonce de ce projet fait suite à celle, six mois plus tôt, du Plan Fnac 2015, qui réoriente la stratégie commerciale des magasins. Les directeurs sont censés se focaliser sur la vente et l'animation des équipes, en étant débarrassés de "tâches annexes chronophages". Or le projet Organisation 2012 décapite leur équipe support, en supprimant les postes précités. Une première incohérence aux yeux des représentants du personnel. "On ne voyait pas comment ça pouvait fonctionner, qui plus est sans accompagnement RH dans les établissements", indique Jean-Paul Marchall, délégué syndical Sud de Fnac Relais.

Le projet 2012 est aussi mal vécu par le personnel, car "il cristallise des changements dans les métiers déjà à l'oeuvre avec le choix d'une massification de l'offre, d'une politique de "marchandise poussée" qui enlève des prérogatives aux salariés des magasins", rappelle Clarisse Mignard, du cabinet d'expertise Isast, l'un des cinq sollicités par les CHSCT. "On ne se reconnaît plus dans le métier, on nous envoie les produits d'office, on nous demande de vendre des assurances et des garanties", témoigne Nelly Molesin. Les lettres de libraires exprimant un "profond mal-être", le suicide d'un directeur de magasin en 2011, des demandes d'expertises "risques psychosociaux" sont autant de signaux d'alerte.

Lors de leur consultation sur la réorganisation, les instances représentatives du personnel (IRP), en premier lieu le CCE de Fnac Relais et le CE de la Fnac SA, vont d'emblée mettre l'accent sur ses conséquences en termes de charge de travail pour ceux qui restent. L'expertise de leur cabinet conseil, Apex, conclut que "la faisabilité de la réorganisation avec les effectifs envisagés ne peut être appréciée puisqu'il n'y a pas d'évaluation des charges transférées ou absorbées par une organisation plus efficace". Impossible pour les IRP de rendre un avis. Après une première action auprès du tribunal de grande instance (TGI) de Créteil, l'entreprise est sommée de remettre des documents complémentaires. Ceux-ci restent lacunaires, ne présentant pas "le pourcentage total des tâches transférées aux salariés après réorganisation". Apex va néanmoins réaliser une étude complémentaire avec ces informations. Les calculs révèlent des surcharges significatives, en particulier pour les directeurs de magasin et les responsables RH centralisés, avec 70 % à 160 % de temps de travail supplémentaire sur une base 35 heures !

Expertises convergentes

Entre-temps, les CHSCT sont entrés dans la consultation : ceux de quatorze magasins lancent des expertises. Leurs conclusions convergent : "un allongement des journées de travail effectives et de la fatigue liée à un large périmètre d'intervention" pour les responsables RH centralisés (Technologia) ; "une gestion du temps et une organisation potentiellement tendues, charge de travail trop élevée, objectifs inatteignables" pour les responsables financiers centralisés (Isast) ; "une densification et intensification du travail à périmètre élargi" pour les directeurs de magasin (Syndex). "Plus de RH, de responsable financier ou de communication en magasin, c'est davantage de tâches pour les directeurs et les autres encadrants", soutient Jean-Paul Marchall. Avec une autre conséquence : "l'accélération de la rotation des astreintes (présence à l'ouverture, à la fermeture, le samedi) pour ceux qui restent, qui a des retombées sur leur temps de travail", pointe Christian Revest, du cabinet d'expertise du même nom.

Après un autre référé et la signature d'accords dans certains magasins et à la Fnac SA, le TGI, statuant au fond, déboute le 18 septembre huit CHSCT et trois syndicats (CGT, CFE-CGC, Sud) de leur demande d'annulation du projet. La cour d'appel leur donne raison en décembre et ordonne à la Fnac Relais de chiffrer les transferts de charge de travail afin de rouvrir les débats le 7 mars. "Les nouvelles données de la direction n'analysent pas les heures résiduelles par magasin, on ne peut évaluer les besoins en postes pour protéger la santé des salariés, déplore Fabienne Téodori, du CHSCT de Lyon Bellecour. Et la Fnac rejette toutes nos demandes d'expertise complémentaires. Est-ce que le juge va nommer un expert judiciaire pour faire ce travail ?" Réponse au délibéré le 25 avril.

  • 1

    La Semaine sociale Lamy n° 1571, supplément du 11 février 2013.

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