Cinéma, télévision : le travail crève l'écran
Depuis une décennie, documentaristes et cinéastes de fiction plantent leurs caméras au coeur de l'entreprise. Avec un objectif critique : donner à voir les effets ravageurs des nouvelles organisations sur les conditions de vie et de travail des salariés.
Le travail serait-il désormais, en France, un sujet pour les cinéastes ? En tout cas, depuis le début des années 2000, ce thème fait irruption dans des documentaires et quelques fictions. Le signal semble avoir été donné par le film de Laurent Cantet Ressources humaines, sorti en salles en 2000, et les deux premiers volets de la trilogie de Marcel Trillat sur le monde ouvrier, 300 jours de colère et Les prolos, produits en 2002. D'autres ont suivi, au cinéma ou sur le petit écran, trouvant un certain écho. Fait notable, Le travail en miettes, des journalistes Paul Moreira et Lucie Boudaud, et les deux premières parties de la série La mise à mort du travail, réalisée par Jean-Robert Viallet, ont même eu à l'automne dernier les honneurs du prime time, respectivement sur France 5 et France 3... Et, dans le prolongement de ce frémissement, s'est tenu à Poitiers le premier festival " Filmer le travail ", organisé du 3 au 8 novembre par l'université de la ville, l'Agence régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) de Poitou-Charentes et l'espace culturel Mendès-France. Une trentaine de projections-débats ont attiré près de 3 000 personnes.
" Le travail est redevenu un thème du cinéma et du documentaire ", confirme Jean-Paul Géhin, enseignant-chercheur en sociologie du travail à l'université de Poitiers. Aux films d'avant et d'après-guerre, ceux de Renoir ou de Grémillon par exemple, qui donnaient toute leur place à un monde du travail romanesque et à la figure de l'ouvrier, a succédé un " trou noir " à partir des années 1970. Dans la société des loisirs, le travail n'est plus " la " valeur essentielle qui captive les réalisateurs. " La classe ouvrière a complètement disparu du paysage, et notamment au cinéma, constate Marcel Trillat. Elle a été victime d'un discours sur l'émergence d'une société de services et de classes moyennes, d'entreprises sans usines. J'ai voulu aller voir ce qu'il en était réellement. "
" Les entreprises, lieux à l'écart de la République "
Une telle résurgence sur les écrans tient à une prise de conscience : le travail reste au coeur de notre vie sociale. Et les nouvelles activités, ainsi que les évolutions des organisations, ont fini par capter l'attention des cinéastes. C'est le cas pour Jean-Marc Moutout, le réalisateur de Violence des échanges en milieu tempéré, qui raconte le parcours initiatique d'un jeune consultant chargé d'une mission de rationalisation dans une entreprise, avec des licenciements à la clé : " Je trouve passionnant de questionner la construction de soi par le travail et les conséquences de celui-ci dans la vie intime et sociale. Même s'il est vécu comme une contrainte, nous nous y investissons tous beaucoup ; il conditionne notre moi et notre rapport au monde. "
Cependant, Mathias Gokalp, auteur du récent Rien de personnel, un film sur les méthodes de management des cadres d'une entreprise pharmaceutique à la veille d'un rachat par un grand groupe, s'étonne de la rareté du sujet par rapport à l'importance du travail dans nos vies : " Dans les lycées où je suis allé parler de mon film, j'ai été frappé de voir que les élèves n'avaient aucune idée du monde de l'entreprise, comme si leurs parents ne leur en parlaient jamais. L'univers du travail ne peut pas se situer dans un angle mort. En tant que cinéaste, cela me semble difficile de l'ignorer ", affirme celui qui a réalisé en 2001 Mi-temps, un court-métrage racontant la journée d'une jeune caissière.
Pour Jean-Paul Géhin, une des raisons qui ont fait naître le festival de Poitiers est la nécessité de rendre plus visibles et lisibles les évolutions rapides du travail : " Or tout cela se déroule dans une certaine opacité, dans les lieux privés de l'entreprise, loin de tout regard. " Ce voile opaque, certains documentaristes, comme Jean-Robert Viallet ou Marcel Trillat, s'efforcent de le transpercer. Au prix d'une grande obstination pour tourner : " Je voulais faire des portraits d'ouvriers sur la chaîne, mais il est extrêmement dur de filmer le travail et il faut parfois le faire clandestinement. Les entreprises sont des lieux à l'écart de la République, c'est aberrant ", dénonce Marcel Trillat.
" Cet obscur objet de haine et de désir "
Et quand les images s'emparent à nouveau du travail, que racontent-elles ? Jenny Delécolle, chargée de mission à l'Aract de Corse, a assisté, au festival de Poitiers, à de nombreuses projections de documentaires, dont elle retient une tonalité générale : " La dégradation des conditions de travail et la souffrance des salariés occupent une large place, ainsi que le discours managérial, les processus d'aliénation, l'éclatement des collectifs. " Selon Jean-Michel Carré, auteur de J'ai (très) mal au travail diffusé sur Canal + en 2006 et sorti en salles en 2007, le travail, " cet obscur objet de haine et de désir ", pâtit des nouvelles organisations mises en place à la faveur de la mutation du capitalisme industriel en capitalisme financier. C'est ce thème que les cinéastes ont à coeur d'explorer, chacun à sa manière. " Je voulais mettre en lumière comment s'est déstructurée l'organisation du travail ces dernières années, en mêlant le point de vue des chercheurs en sciences sociales, les témoignages des salariés qui vivent ce changement de façon dramatique et la position des syndicalistes ", relate Jean-Michel Carré. Dans Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (sorti en 2006), la documentariste Sophie Bruneau a cherché à faire le lien entre une organisation du travail délétère et la souffrance individuelle de quatre salariés, exprimée dans des consultations de psychopathologie du travail : " Ces expériences subjectives de personnes ayant des statuts divers - ouvrier, employé, cadre -, au-delà du vécu personnel, renvoyaient pourtant aux mêmes dysfonctionnements dans le travail. "
L'émergence du stress et d'une forme de pénibilité mentale au travail a certainement joué un rôle dans le réveil des professionnels de l'image. Mais ils ne se sont pas contentés d'en témoigner. Ainsi, Jean-Robert Viallet, s'il dresse un état des lieux de la souffrance et des conflits au travail dans la première partie de sa série documentaire, va ensuite plus loin : " Au fil des mois d'immersion dans quelques entreprises, ce qui a retenu mon attention, c'est la puissance du discours managérial, son caractère univoque, voire manipulateur, et son décalage par rapport à la réalité du travail des salariés. Il était donc important de mettre en dynamique différents échelons, de l'ouvrier à l'actionnaire. Puis de montrer les conséquences que produisent sur les conditions de travail le pouvoir de l'actionnariat financier et un management centré sur la satisfaction du client, dans des entreprises mondialisées. " Pour parvenir à un constat : ce sont les nouvelles organisations qui " assassinent " le travail, sa substance.
Violence des échanges et des actes
Même s'ils adoptent une autre focale, les cinéastes de fiction expriment tout aussi bien cette brutalité des modes de management et des rapports de force, contenue dans le titre du film de Jean-Marc Moutout. " Le "milieu tempéré", c'est le monde occidental et celui, feutré, des cabinets de consulting, précise le réalisateur. En réalité, la dureté de la compétition économique libérale conduit à une "violence des échanges" entre ceux qui travaillent. Mais avant tout, je raconte une histoire : pourquoi le personnage principal, jeune diplômé d'une école de commerce, fait-il ce genre de travail ; comment cela le transforme-t-il ; à quel degré d'acceptation, voire de soumission, est-il confronté ? " Dans Rien de personnel, Mathias Gokalp met en scène des cadres se prêtant au jeu de l'évaluation, dans des mises en situation où interviennent de faux salariés joués par des comédiens-coachs : " La pression, la peur d'être mal noté, une forme de précarité insidieuse nourrissent l'angoisse des cadres. Pour survivre et défendre leur emploi, ils se battent les uns contre les autres. Ce qui m'intéresse, c'est de voir comment un salarié endosse un rôle et commet des actes qu'en tant qu'individu il n'accomplirait pas. Dans l'entreprise, le travail est tellement fragmenté qu'il en a presque un côté déréalisant ; il perd son sens. Cette mise à distance fait aussi qu'il devient plus difficile de prendre conscience de la violence de ses actes, qu'on l'exerce contre les autres ou qu'on la retourne contre soi. "
Qu'ils dénoncent ou donnent simplement à voir, les films de la dernière décennie devraient converger pour favoriser le débat. " Et celui-ci commence à se formaliser dans les bons termes, c'est-à-dire en abordant la question de la centralité du travail ", juge Sophie Bruneau. Pour Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail qui a conseillé Jean-Robert Viallet pour La mise à mort du travail, ces points de vue critiques sur le travail et le dévoilement des rapports de force, " d'autant plus puissants qu'ils sont invisibles ", peuvent introduire de la délibération : " Donner à voir comment fonctionne le système peut être un outil pour reprendre la main collectivement, puisque, évidemment, le documentaire n'apporte pas de solutions toutes faites. "
Les cinéastes qui ont rencontré le public à l'occasion de projections notent tous la façon dont il s'est reconnu dans les situations racontées. " Les salariés sont conscients de ce qui se passe, mais il existe aussi une forme de déni, plus pratique à vivre psychologiquement, estime Jean-Robert Viallet. L'entreprise - et ses dirigeants, dont le discours suinte l'autosatisfaction - est en pleine atonie critique. C'est cette brèche que peuvent ouvrir les documentaires : la capacité à penser contre soi-même. " Comme le fait remarquer Jean-Michel Carré, la salle de cinéma est un des derniers lieux où les gens se retrouvent collectivement. Pour, dit-il, s'inspirant de Godard, " lever les yeux sur les problèmes du travail et des gens qui ordinairement n'ont pas la parole "