Des clémentines corses sauvées dans quelles conditions ?
Si l’arrivée de travailleurs marocains pour préserver la récolte de clémentines en Haute-Corse a fait l’objet de mesures strictes concernant le Covid-19, la question de leurs conditions de travail n’a guère été évoquée, malgré la pénibilité de l’activité.
Fin octobre, quelque 900 travailleurs saisonniers marocains seront arrivés sur les plantations de clémentines de Haute-Corse, pour « sauver » la récolte. Ils le font dans le cadre d’un protocole exceptionnel, négocié par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) avec la Préfecture et les autorités marocaines, validé par le Conseil interministériel de crise et dérogatoire aux restrictions d’entrée en France dues à la crise du Covid-19. « La préfecture a donné son autorisation et la Direccte [direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi] a validé les contrats, dont le nombre s’élevait à 1 300 pour la Corse l’an dernier », déclare Didier Leschi, directeur général de l’Office.
Ce protocole comporte un volet de mesures sanitaires contre le Covid-19, pandémie oblige. Mais rien n’a été annoncé sur les conditions de travail de ces travailleurs et leur suivi. Ainsi, diverses exigences en matière de tests (quatre par travailleur) et d’hébergement sur les exploitations ont été posées : les travailleurs ne seront pas plus de deux par chambre et mis en isolement en cas de test positif. Leur acheminement par 5 vols directs Casablanca-Bastia, échelonnés sur octobre, est financé par 70 des 167 exploitants de la filière agricole, essentiellement les plus gros. En revanche, lorsqu’on interroge l’Ofii sur les conditions de travail, celui-ci oriente vers la Direccte, qui renvoie à son tour vers la préfecture, laquelle se défausse sur « la profession ».
Des journées de 12 heures
Interrogé, le secrétaire général du Syndicat des travailleurs corses, Jean Brignole, n’est pas étonné : « Les autorités s’intéressent à l’aspect économique de la production agricole pas aux conditions sociales. D’ailleurs, en Corse, appliquer le Code du travail, c’est révolutionnaire. » Il dénonce la pénibilité des travaux agricoles saisonniers, avec des semaines de 60 heures payées 35, au smic. Même constat à l’Union régionale CFDT, où Marie-Josée Salvatori dénonce des journées de 12 heures pour un « salaire de misère », sans compter des conditions d’hébergements habituelles « souvent indignes ».
Pour autant, les saisonniers Ofii ne s’adressent pas aux syndicats pour faire respecter leurs droits. Leur acceptation d’une telle situation peut s’expliquer par des salaires plus élevés qu’au Maroc. Mais aussi, selon le sociologue Frédéric Décosse du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Lest), par la volonté de revenir la saison suivante. Certains saisonniers ont dû débourser plusieurs milliers d’euros pour décrocher le contrat nominatif Ofii, d’une durée de six mois maximum par an mais valable trois ans, précise le chercheur.
Côté prévention des risques professionnels, la Direccte et la Mutualité sociale agricole sont censées intervenir concernant les saisonniers étrangers. Sollicitées sur le sujet, la première n’a pas souhaité répondre, quand la seconde a rappelé les textes applicables. Sur le terrain néanmoins, le respect du Code du travail et le suivi médical souffrent du manque d’effectifs. Pour sa part, Frédéric Décosse évoque « une gestion cynique du risque », qui passe par l’extériorisation, voire l’extra-territorialisation, des coûts liés aux affections professionnelles vers le pays d’origine. Avec une « invisibilisation » en France des atteintes subies par ces travailleurs, souvent non déclarées.
Une question sensible
Président de la chambre d’agriculture de Haute-Corse, Joseph Colombani partage le constat de conditions de travail difficiles et de salaires peu attractifs. Mais il dit douter que les exploitants puissent violer la législation sociale et se déclare prêt à ouvrir une discussion sur le travail des saisonniers… si les syndicats le demandent. Pour lui, le recours aux saisonniers marocains se justifie par l’insularité, le besoin ponctuel et important de bras et l’intérêt d’une main d’œuvre « hyperqualifiée venant en équipes constituées ». Un sujet qui demeure toutefois sensible. Selon l’Ofii, l’île compte actuellement 25 000 chômeurs et les postes « ont dû » être proposés par Pôle emploi, avant d’être proposés aux travailleurs étrangers. De fait, l’attractivité du travail agricole lors des saisons demeure faible.
De ce point de vue, la Confédération paysanne se dit préoccupée par les conditions de travail imposées aux saisonniers, tant locaux que migrants. « Ils sont considérés comme la variable d’ajustement dans de grosses exploitations en monoculture, misant sur la quantité et non la qualité », déclare Olivier Bel, son porte-parole, qui s’inquiète notamment d’expositions aux produits phytosanitaires, y compris pendant le travail de récolte. « Nous revendiquons des revenus décents pour les petits paysans et des conditions attractives pour les salariés de l’agriculture », précise-t-il, rappelant que la Confédération demande que les aides financières de la politique agricole commune soient conditionnées par le respect de normes sociales.