© Nathanaël Mergui/FNMF
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Comment (bien) vieillir au boulot

par Anne-Marie Boulet / janvier 2018

La France est loin d'offrir des conditions de travail soutenables tout au long de la vie professionnelle, ce qui compromet le maintien dans l'emploi des salariés vieillissants. Pourtant, il est possible de faire autrement, comme le démontre une expérimentation.

Peut-on faire de vieux os au travail ? Quand on leur pose la question, les Français sont sceptiques et expriment souvent leurs doutes quant à leur capacité de travailler jusqu'à et au-delà de 60 ans. Pour preuve, les résultats de l'enquête européenne sur les conditions de travail. "Lors de notre dernière enquête, expose Agnès Parent-Thirion, directrice de recherche à la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de travail (Eurofound), nous avons posé cette question aux personnes qui ont participé : "Vous sentez-vous capables d'effectuer votre travail ou un travail similaire jusqu'à 60 ans ?"."

 

La France mal placée

Plus de 40 % des Français ont répondu par la négative (voir "Repère"), les femmes encore un peu plus que les hommes. C'est le deuxième score le plus élevé après la Slovénie. Il est complété par le fait que moins de 10 % des Français se voient travailler "le plus tard possible" (deuxième réponse la plus faible sur 35 pays, contre plus de 20 % des Danois et 25 % des Italiens). "Cela pose clairement la question des conditions de travail tout au long de la vie", en déduit la chercheuse.

Une question d'autant plus prégnante que la part des salariés vieillissants dans la population active française, comme dans l'ensemble des pays industrialisés, ne cesse de croître. S'agissant des plus de 50 ans, elle avoisine aujourd'hui les 30 %, alors qu'elle n'était que de 16 % en 1995. Et si le taux d'activité des 55-64 ans en France est encore inférieur de 5 points à celui des autres Etats européens, c'est dans notre pays que la croissance de l'activité de cette population est, ces dernières années, la plus forte.

Une tendance confortée par le recul de l'âge minimum de départ à la retraite à 62 ans, avec une retraite à taux plein progressivement portée à 67 ans, mais aussi par des pensions de retraite parfois faibles - en particulier pour les femmes, plus assujetties au cours de leur carrière à des temps partiels -, qui poussent certains retraités à maintenir une activité. Quant au taux d'emploi des 65-69 ans, il n'est en France que de 6 %, contre 12 % dans l'Union européenne à 28. Ce faible taux d'emploi hexagonal affecte moins les femmes que les hommes, en lien peut-être là encore avec des montants de retraite plus faibles pour les premières.

Un autre élément est à prendre en compte. Si l'espérance de vie de la population continue de croître, l'évolution des conditions de travail sera déterminante concernant l'amélioration de l'espérance de vie en bonne santé. Or, d'après l'étude européenne, la France se caractérise par un bilan global assez faible pour ses conditions de travail. Le travail manuel (donc pénible) y est supérieur à la moyenne européenne, et l'Hexagone est dans le trio de tête pour le travail sous pression, facteur de risques psychosociaux (RPS). Notre pays est donc loin de proposer une bonne qualité de vie au travail, critère pourtant avancé comme primordial pour un travail soutenable tout au long de la vie active.

 

Des effets réversibles

Au vu de ces différents constats, rien d'étonnant, donc, à ce que la France doive faire face à des phénomènes d'usure professionnelle, de vieillissement prématuré, liés aux contraintes tant physiques que mentales du travail, comme le démontrent certaines études menées depuis de nombreuses années dans l'Hexagone.

Ainsi, l'enquête longitudinale Visat1 montre que le travail de nuit ou posté, déjà connu comme favorisant la survenue de maladies cardiovasculaires ou de cancers, est aussi susceptible d'altérer l'efficience cognitive (pertes de mémoire, capacité d'attention amoindrie...). C'est le cas si l'exposition à une activité professionnelle nocturne s'exerce sur le long terme, environ dix ans. "Pour l'instant, fort heureusement, nous ne remarquons pas d'irréversibilité, sauf si le salarié continue à s'exposer", précise Jean-Claude Marquié, chercheur émérite au CNRS, à Toulouse, et coordinateur de l'enquête. Au contraire, après cinq années minimum de reprise d'un rythme de vie normal, avec un sommeil correct, un salarié peut retrouver ses fonctionnalités antérieures. "Tout dépend des autres types de risques auxquels le salarié peut être soumis. Des effets délétères peuvent alors se cumuler", explique le chercheur, qui ajoute : "Par ailleurs, nous avons mesuré que les gens qui estiment que leur travail est exigeant mais qu'il leur apporte un côté créatif ont, sur les dix ans d'observation, un vieillissement cognitif meilleur - voire en progression - comparativement à ceux qui avouent n'être pas stimulés par leur travail."

"Il faudrait arrêter de voir le vieillissement comme un état au cours duquel on ne serait plus bon à grand-chose", renchérit Catherine Delgoulet, maîtresse de conférences en ergonomie à l'université Paris-Descartes et chercheuse au Laboratoire adaptations travail-individu (Lati). "Le développement de l'adulte est un processus multidirectionnel qui peut connaître des hauts, des bas, des paliers, selon nos choix, nos pratiques, les situations auxquelles nous sommes confrontés, ou pas, décrit-elle. Et ce développement est largement déterminé par le contenu du travail et ses conditions."

Autrement dit, un salarié vieillissant développe des compétences, un savoir différents de ceux des plus jeunes, mais tout aussi importants. Il devrait donc bénéficier des mêmes droits en ce qui concerne la formation professionnelle. Or "les formations proposées aux plus de 50 ans, et à ceux sortis tôt du système scolaire, sont rares. Ce devrait être le contraire", regrette Jean-Claude Marquié. "Repenser les formats de travail et de formation est absolument nécessaire pour faire un sort aux stéréotypes sociaux sur l'âge et, pour partie, modifier les intentions de départ précoce", conclut Catherine Delgoulet.

 

Cinq régions pilotes

Aboutir à un vieillissement actif suggère donc une prévention et une anticipation de l'avancée en âge, tout au long de la carrière professionnelle. On est loin, en France, de voir les choses sous cet angle. Alors que, pour des raisons économiques, les politiques publiques tendent à faire travailler les salariés plus longtemps, ces derniers ne bénéficient pas des conditions propices pour ce faire. Quant aux entreprises, elles ne sont pas toujours prêtes à garder leurs employés vieillissants et leur proposent moins d'actions de formation professionnelle.

C'est pour tenter de remédier à ces difficultés que l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) a décidé en 2014, en partenariat avec la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) et la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav), de proposer à des entreprises volontaires un programme de prévention de l'usure professionnelle2 . Une vingtaine de sociétés, sur cinq régions pilotes (Aquitaine, Bretagne, Provence-Alpes-Côte d'Azur, Poitou-Charentes et Rhône-Alpes), ont été retenues, dans divers secteurs : médico-social, BTP, industrie... "Cette question du vieillissement n'est pas forcément vue comme quelque chose à réfléchir, constate Philippe Bielec, ingénieur-conseil à la direction des Risques professionnels de la Cnam. Ce n'est pas un sujet que l'on aborde en soi, tout seul, mais plutôt par le biais d'un risque : les troubles musculo-squelettiques, les situations de stress, l'absentéisme fréquent..."

C'est une augmentation de l'absentéisme qui a ainsi décidé l'entreprise d'optique Carl Zeiss Vision France à s'investir dans l'expérimentation. Spécialisée dans le verre ophtalmique, cette société de Fougères (Ille-et-Vilaine) compte 350 salariés, essentiellement des techniciens, ingénieurs et ouvriers qualifiés. C'est au centre d'appels que se posait surtout la question de l'absentéisme. "Dans ce service, nous étions passés de 111 jours d'arrêt en 2012 à 802 en 2014", détaille Marc Dassonville, responsable qualité-sécurité-environnement du site. "La démarche proposée est assez souple, relève Marion Gilles, chargée de mission pour l'Anact. L'objectif est de poser un diagnostic pour identifier les situations de travail sources d'usure professionnelle. Puis de mettre un plan d'action en route. La seule chose que nous imposons aux entreprises, c'est le travail en binôme : une personne de la direction et un représentant du personnel. Afin d'impliquer toutes les parties."

Chez Zeiss, c'est un représentant du personnel au CHSCT, Pierrick Reimbert, qui a été associé. "La caisse d'assurance retraite et de santé au travail et l'agence régionale pour l'amélioration des conditions de travail nous ont demandé de travailler à l'aide de photos, pour biencomprendre les diverses tâches des opérateurs du centre d'appels, raconte Marc Dassonville. Nous avons ainsi identifié trois sources de problème : le multitâches lorsqu'un opérateur, tout en répondant aux appels, saisit une commande reçue par fax ; la fatigue visuelle due au jonglage incessant entre les divers logiciels utilisés, les mails et la luminosité pas toujours optimale ; enfin, les postures statiques sur le siège." Les conséquences sur les salariés et la production ont été recherchées, puis une synthèse, effectuée sur les causes de l'usure, a permis de sélectionner cinq facteurs : l'environnement de travail ; la configuration du poste de travail ; la multiplicité des applications et supports d'information ; la variabilité des relations avec le client ; la quantité de travail par rapport au nombre de personnes présentes.

 

Deux ans d'accompagnement

Pour ce travail de longue haleine, l'accompagnement réalisé par l'Anact et la Cnam s'est déroulé sur un peu plus de deux ans. Cela s'est avéré plus que positif. "Nous avons effectué un réel travail ensemble pour trouver des solutions", se félicite Pierrick Reimbert, par ailleurs impliqué dans une cellule de réflexion et de suivi des RPS. De nombreux aménagements ont été apportés en matière d'ergonomie des postes de travail, d'amélioration de la luminosité et de l'ambiance sonore, le centre d'appels fonctionnant en open space"Nous sommes sur l'étude d'un bâtiment neuf qui accueillera en 2019 le centre d'appels, indique Marc Dassonville. Les préconisations de notre plan d'action doivent être intégrées pour la conception de ce nouveau bâtiment.Nous avons tout intérêt à ce que cela marche mieux."

 

Repère

La 6e enquête européenne sur les conditions de travail a été menée en 2015 par Eurofound et ses résultats ont été publiés fin 2016. Au total, 43 850 salariés des 28 pays de l'Union européenne, de cinq pays candidats à l'entrée dans l'Union (Albanie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Turquie) ainsi que de la Norvège et de la Suisse ont répondu à un questionnaire lors d'un entretien individuel. Cette étude est réalisée tous les cinq ans. Ses résultats sont publiés, en anglais, sur www.eurofound.europa.eu.

Le centre d'appels, qui fonctionne six jours sur sept, a également bénéficié de postes supplémentaires, en lien avec une croissance d'activité qui entraînait une surcharge certains jours. L'expérimentation en elle-même est terminée, mais l'entreprise continue à mettre en oeuvre son plan d'action. Parmi la vingtaine d'établissements ayant participé à cette expérimentation sur l'usure professionnelle, un sur deux a également opté pour la pérennisation de l'action.

  • 1

    Visat, pour "Vieillissement, santé, travail", est une enquête menée auprès de 3 000 salariés du Sud de la France, suivis pendant dix ans, de 1996 à 2006. Ses résultats sont accessibles sur www.visat.fr

  • 2

    Le bilan de l'expérimentation menée par l'Anact, la Cnam et la Cnav est en ligne sur www.anact.fr