Comment éviter de nouveaux «France Télécom»
La SNCF, La Poste, l’hôpital, l’Education nationale… La souffrance au travail et le harcèlement moral institutionnel, reconnus dans le verdict du procès France Télécom le 20 décembre dernier, touchent d’autres grandes structures, comme l’a mis en lumière un colloque organisé au Sénat le 20 janvier.
Une cinquantaine de cheminots se suicident au travail chaque année. Le chiffre est tristement brandi par des salariés de la SNCF présents au colloque « Souffrance au travail : quelles perspectives après France Télécom ? », organisé le 20 janvier au Palais du Luxembourg, à Paris, à l’initiative de Sophie Taillé-Polian, sénatrice Génération.s du Val-de-Marne. Et parmi la centaine de participants à cette manifestation, nombreux sont les syndicalistes ou acteurs de la prévention qui attestent de la souffrance psychique des personnels des grandes entreprises publiques, à l’hôpital ou dans la fonction publique d’Etat. Une souffrance générée par la dégradation des conditions de travail, notamment sous l’effet d’incessantes restructurations, ainsi que le corrobore un récent rapport du syndicat Solidaires Finances publiques.
Un tiers du personnel en moins
A la tribune, Christian Baudelot, professeur émérite de sociologie à l’Ecole normale supérieure, confirme le caractère préoccupant des évolutions du secteur public. Il regrette que « Guillaume Pepy, ancien PDG de la SNCF, [ait] toujours nié le lien entre le travail et les suicides », comme ce fut le cas à France Télécom. Il observe d’autres similitudes entre l’entreprise ferroviaire et l’ancien opérateur public des télécoms, à commencer par une réduction drastique des effectifs : au cours des vingt dernières années, la SNCF a perdu près du tiers de son personnel. Désormais, les salariés ne sont plus embauchés au statut de cheminot. En effet, au 1er janvier, l’entreprise est devenue une société anonyme (SA), tout comme France Télécom en 1996 ou La Poste en 2002. Selon Jérôme Vivenza, facteur et membre de la direction confédérale de la CGT en charge des questions de travail et santé, le passage de La Poste en SA a été lourd de conséquences : « La multiplication des missions contradictoires, la recherche du moindre coût et de la rentabilité maximale poussent l’entreprise à tout rationaliser. J’ai 1 minute 28 pour délivrer un courrier recommandé ! Tout cela génère de la souffrance au travail. »
Epuisement
Des personnels d’autres administrations qui, eux, bénéficient encore du statut de fonctionnaire subissent aussi des conditions de travail qualifiées de dangereuses par les médecins du travail, comme le rapporte Christian Baudelot. S’appuyant sur ses recherches de terrain dans les hôpitaux publics, le sociologue évoque « ces médecins qui enchaînent des gardes de 36 heures, ces pédiatres qui dorment dans leur voiture pour économiser du temps de sommeil, ou encore la part grandissante des tâches administratives dévolues aux infirmières ».
Dans l’Education nationale, ce n’est pas mieux. En témoigne le suicide, le 21 septembre 2019, de Christine Renon, directrice d’une école maternelle à Pantin (Seine-Saint-Denis). Dans une lettre adressée à sa hiérarchie, elle a décrit ses conditions de travail particulièrement épouvantes, qui l’ont conduite à l’épuisement. Pour Christian Baudelot, la situation dans l’Education nationale et la réalité qu’ont connue les salariés de l’opérateur téléphonique présente des points communs tels que « l’investissement personnel, l’intensification du travail, les injonctions contradictoires ».
Un jugement dissuasif ?
Le jugement issu du procès France Télécom est qualifié d’exemplaire par tous les experts de la santé au travail qui se sont relayés au micro de ce colloque destiné à réfléchir aux moyens d’éviter que l’histoire ne se répète. Dans quelle mesure cette décision, dont se prévalent déjà avocats et procureurs dans les tribunaux, pourrait-elle empêcher le harcèlement moral institutionnel de s’installer ailleurs ? Aura-t-elle un effet dissuasif ? Les indemnisations versées aux victimes devraient atteindre plusieurs millions d’euros : cela alimentera-t-il la réflexion des têtes de structures gangrénées par la souffrance au travail ?
Pour sa part, Jean-Claude Delgènes, fondateur et directeur général du groupe Technologia, cabinet dont les experts ont analysé la situation de crise au sein de France Télécom à partir de 2009, estime qu’il serait nécessaire de sanctionner plus durement encore les dirigeants en cas de circonstances aggravantes. En l’occurrence, quand plusieurs personnes s’allient et préméditent l’organisation d’un système de harcèlement moral institutionnel. « Les dirigeants condamnés pour ce type de harcèlement devraient écoper d’une peine complémentaire leur interdisant de gérer une entreprise, afin d’éviter qu’ils ne le poursuivent ailleurs. Ce serait une disqualification à conduire les hommes. »
Chiffrer le coût du harcèlement
Côté salariés, il est primordial de tirer la sonnette d’alarme là où règne le harcèlement. « Pas moins de 43 alertes avaient été déposées en trois ans à France Télécom, affirme Jean-Claude Delgènes. Nous avons attiré l’attention sur ces démarches en 2009 et cela a été un des éléments permettant d’instruire le jugement. » Il déplore la disparition du CHSCT, « l’organe qui pouvait mettre en débat l’obligation de santé et de sécurité de l’employeur et qui a permis une baisse de la sinistralité ».
Né de la fusion des instances représentatives du personnel – dont le CHSCT –, le comité social et économique (CSE) « doit s’approprier la quantification économique des errements des entreprises », considère le dirigeant de Technologia. En effet, assure-t-il, « se placer sur le terrain financier est indispensable si l’on veut convaincre les employeurs. Il faut chiffrer le coût financier du harcèlement. Nous avons eu des missions où nous avons réussi à démontrer combien coûte le harcèlement, notamment en raison de l’absentéisme en cascade qu’il induit, et nous l’avons fait disparaître de ces entreprises ».