Comment faire face à la souffrance des profs ?
Classes trop chargées, violences et incivilités, changements de discipline... Les enseignants souffrent au travail. Marie-Aimée Deana-Côté (ministère de l'Education nationale) et Elizabeth Labaye (FSU) confrontent leurs points de vue sur la prévention.
La rentrée 2013 avait été marquée par le suicide d'un enseignant qui n'avait pas supporté son changement de discipline. La reconversion des professeurs dans d'autres matières ou d'autres métiers est un vaste chantier qui bouscule leur identité professionnelle, leurs conditions de travail. Qu'avez-vous mis en oeuvre ou que faudrait-il faire pour accompagner ces évolutions lourdes ?
Marie-Aimée Deana-Côté : Les raisons du suicide que vous évoquez sont évidemment plus complexes que le changement de discipline. Mais cet événement tragique a renforcé nos orientations de travail au sein du ministère de l'Education nationale (MEN), avec notamment la nécessité d'accompagner les évolutions professionnelles. Nous sommes en effet plus vigilants par rapport à d'autres réformes du même type, par exemple celle du bac professionnel gestion-administration. Les académies ont été mobilisées plus tôt sur les signaux d'alerte qui remontaient. Nous avons des outils pour les personnels qui, pour une raison ou une autre, doivent changer de discipline ou de métier. Ainsi, le dispositif des postes adaptés, qui existe sous cette forme depuis 2007, est un élément original, dont ne disposent pas les autres administrations ; il permet notamment une reconversion des enseignants vers d'autres métiers. Les moyens qui lui sont dévolus ont été augmentés significativement, même si cela ne couvre pas tous les besoins. Pour aller plus loin, une réflexion sur le reclassement va démarrer à la rentrée. Au-delà, le ministère peut encore progresser dans l'anticipation et l'accompagnement des changements auxquels doivent faire face les personnels, dans un contexte d'allongement des carrières et d'évolution rapide des métiers, toutes catégories confondues. Le ministère travaille en ce sens avec les académies, dont la fonction ressources humaines s'est beaucoup développée et professionnalisée ces dernières années.
Elizabeth Labaye : Il y a effectivement une prise de conscience salutaire, mais bien tardive. La FSU avait averti le ministère dès la mise en oeuvre de la réforme de la filière sciences et technologies de l'industrie, imposée par Luc Chatel. Tous les clignotants étaient au rouge en 2012-2013 et le CHSCT ministériel avait voté une alerte. L'administration a minoré les difficultés ainsi que le nombre de collègues concernés. Seules quelques formations ont été organisées à la va-vite. Clairement insuffisant.
Il a fallu le suicide de notre collègue pour que le MEN reconnaisse les dégâts causés, et un CHSCT extraordinaire pour qu'enfin une politique plus ambitieuse soit mise en oeuvre. Que de souffrances auraient pu être évitées ! Le suicide des agents - d'ailleurs mal recensé - doit être considéré comme un signal d'alerte de probables dysfonctionnements du travail et non pas être systématiquement renvoyé à des difficultés personnelles. L'administration, en particulier dans ses échelons déconcentrés, doit reconnaître et affronter les situations rapportées par les syndicats et leurs représentants en CHSCT. Le ministère doit anticiper davantage les conséquences sur le travail et la santé des autres reconversions disciplinaires et des transformations des métiers.
L'enquête nationale Conditions de travail publiée début juillet montre une reprise de l'intensification du travail, dans le secteur privé comme dans les trois fonctions publiques. Les enseignants sont-ils concernés, eux aussi, par cette évolution, qui nuit à la qualité du travail et à son ressenti par les agents et génère des risques psychosociaux ?
E. L. : Oui, bien sûr. Avec le New Public Management (NPM), diffusé dans la fonction publique, on retrouve certaines méthodes empruntées au secteur privé : mise en concurrence et promotion au mérite, injonctions contradictoires, dénaturation des métiers et, sous Nicolas Sarkozy, suppressions massives de postes. L'Education nationale (EN) n'y a pas échappé. Si les choses ont évolué, l'encadrement formé au NPM n'a pas forcément modifié ses méthodes. L'effort de création de postes n'a pas encore permis d'améliorer les conditions de travail, avec des classes qui restent très chargées. Faire réussir les élèves demande beaucoup d'énergie, un soutien de l'institution, des marges d'initiative et un environnement de travail de qualité. La multiplication de petits chefs ne peut y contribuer. On court après le temps avec des réunions souvent peu efficaces. De nombreux collègues, parmi les plus investis, subissent donc un épuisement professionnel. La baisse d'attractivité de nos métiers peut être mise en relation avec le mal-être et les difficultés d'exercice des enseignants, comme des administratifs. L'EN doit faire un effort substantiel de prise en compte de la réalité du travail. Elle doit mieux former ses cadres - qui subissent également ce stress - à la prévention des risques psychosociaux, afin de rétablir un climat plus serein.
M.-A. D.-C. : Le ministère a bien conscience de ces enjeux et, dans la perspective de la mise en oeuvre du protocole d'octobre 2013 sur les risques psychosociaux, il va établir un diagnostic préalable à l'élaboration d'une politique de prévention adaptée à nos métiers et à nos conditions spécifiques d'exercice. Il est important d'objectiver et de définir ce que les agents expriment, et qui tourne en effet autour de la difficulté ressentie à faire un travail de qualité. Il est vrai que, dans toutes les fonctions, le niveau d'intensité et d'exigence augmente. A cet égard, l'acte d'enseigner présente une caractéristique : il suppose un engagement fort, à la fois intellectuel et émotionnel. Ce sont donc des métiers qui exposent beaucoup. Il faut en tenir compte dans la manière dont on aborde la question des risques psychosociaux, et plus généralement celle des risques professionnels.
Le meurtre d'une enseignante au début de l'été a rappelé une autre facette du métier : la difficulté des rapports avec le public. Au-delà de ce cas extrême, les enseignants disposent-ils d'une formation et de moyens suffisants pour gérer ce type de difficultés ?
M.-A. D.-C. : Cet événement dramatique est fort heureusement très isolé, mais il a bouleversé la communauté éducative. Sans aller jusqu'à cette extrémité, il faut avoir conscience du "bruit de fond" d'une violence quotidienne, ordinaire, d'un climat qui peut être tendu à certains endroits. Il est vrai que l'enseignant, comme autour de lui les autres personnels présents dans les établissements scolaires, est au contact du public, et ce, d'une manière particulière : contact pendant toute l'année, voire sur plusieurs années, avec les mêmes enfants ou adolescents, contact plus ou moins fréquent avec les parents. Rien à voir avec le travail de guichet, source de pression importante, mais avec un public qui "défile". Chez nous, il y a une relation dans la durée, cela peut engendrer des tensions, il y a beaucoup d'affectif dans l'approche de l'école qu'ont les parents. Il faut davantage outiller nos personnels pour appréhender sereinement des situations relationnelles compliquées et les former à la gestion de crise. Cela vaut aussi pour les relations entre collègues et cela touche à la dimension managériale du métier de chef d'établissement. Le ministère travaille sur ces sujets en collaboration étroite avec la délégation à la prévention des violences scolaires.
E. L. : La formation initiale et continue - inexistante pendant des années - est en effet un élément clé. Toutefois, il reste plusieurs problèmes. Les enseignants manquent de temps pour travailler en équipe, échanger entre collègues lorsque la tension monte ou qu'un incident se produit. Et les établissements manquent de conseillers d'éducation, d'assistantes sociales, d'infirmières. Dans le premier degré, le directeur est souvent bien seul pour gérer son école. Des aides à la direction amélioreraient la situation. Dialoguer avec les collectivités est nécessaire pour trouver des moyens de lutte contre les intrusions, disposer de locaux pour accueillir les parents et de lieux de vie pour les élèves, qui sont les premières victimes de violences. Il ne s'agit pas de "fermer la porte de l'école" pour être en sécurité, mais d'être capables d'agir très vite ensemble.
Depuis 2012, les CHSCT se mettent en place dans l'Education nationale. Quel premier bilan tirez-vous de leur fonctionnement ? Cette instance représentative du personnel joue-t-elle le rôle que vous attendiez pour la prévention et l'amélioration des conditions de travail ?
E. L. : La FSU n'a pas compté son temps pour faire vivre les CHSCT. Il fallait forger une culture de la santé au travail, encore peu présente. Cet objectif a été partagé, je crois, au ministère. Mais le travail de coconstruction de mesures de prévention est encore rare, car ces pratiques nouvelles impliquent, côté syndical, de s'engager et, côté administration, d'accepter cette démarche. On enregistre des blocages au niveau départemental, comme le non-respect des missions du CHSCT. La question de l'organisation du travail reste difficile à aborder, en raison de la frilosité de certains chefs de service, de la peur d'une remise en cause des réformes par ce biais. S'il devient possible, avec les visites d'établissements, d'observer le travail réel, d'analyser les risques pour les évaluer et les prévenir, notre employeur ne sait pas encore se saisir des résultats de cette instance pour agir. La faiblesse de la médecine de prévention ajoute aux difficultés. Pour la FSU, la clé de la prévention, c'est la parole des enseignants sur leur travail. Créer des espaces de débat nourrira le CHSCT et permettra aux collègues d'agir sur l'organisation du travail. Il en va de l'efficacité du service public et de la réduction des coûts humains et matériels des atteintes à la santé. Il est un fait que la culture de prévention a progressé au sein du ministère et que le CHSCT est devenu une instance incontournable. Mais on peut mieux faire !
M.-A. D.-C. : Nous partageons globalement cette analyse, ainsi que l'objectif. C'est un chantier d'envergure et le ministère s'y est engagé avec détermination. Mais l'appropriation de ce nouvel outil demande du temps, et un apprentissage aussi bien du côté de l'administration que de celui des représentants du personnel. Il reste beaucoup à faire, notamment pour que les CHSCT s'installent dans le paysage dans la plénitude de leurs attributions, incluant les enquêtes, les visites, la définition de programmes de prévention qui aient un véritable contenu. Le plus difficile est sans doute de les positionner sur le volet "conditions de travail", car c'est un domaine aux contours encore mal définis. Il faut trouver à la fois le bon angle d'attaque et la bonne articulation avec d'autres lieux de dialogue social, notamment le comité technique. Les deux instances gagneraient à davantage travailler ensemble. Mais l'évolution est en marche, et le CHSCT peut être un formidable vecteur pour développer la culture de la prévention des risques professionnels dans notre administration.