Comment faire mieux… la prochaine fois ?
Quentin Durand-Moreau, Laurent Vogel et Fabien Coutarel, respectivement professeur en médecine du travail, chercheur dans un institut syndical et ergonome, ont répondu à nos questions sur la gestion de la crise sanitaire, du point de vue de la santé au travail.
Au début de l’épidémie de Covid-19, un débat a agité le monde de la santé au travail, entre les partisans d’une ligne dure de santé publique, visant à arrêter toutes les activités non essentielles, et ceux favorables à une adaptation au cas par cas, avec des décisions décentralisées et reposant sur les collectifs de travail. Comment vous positionnez-vous ?
Quentin Durand-Moreau1 : On ne peut pas appréhender le monde du travail en temps de Covid-19 sans tenir compte ni de la temporalité, ni de la réalité des relations sociales en France. On a vu que l’épidémie peut flamber très vite et que les décisions doivent être prises rapidement. C’est impossible de séparer ce qui se passe dans le monde du travail de ses répercussions en dehors. En Alberta, au Canada, début mai, 25 % des cas de Covid-19 étaient reliés à seulement trois abattoirs. Les salariés ont ensuite contaminé leurs proches. S’en remettre au seul dialogue social, c’est alors faire le pari que des employeurs, lessivés par les conséquences économiques de la crise, et des salariés, à qui on fera éventuellement du chantage à l’emploi, vont nécessairement prendre les solutions les meilleures pour protéger leur propre santé, et par voie de conséquence, celle de leurs proches. En temps normal, c’est déjà une dynamique qui ne marche pas très bien et qui privilégie souvent l’emploi sur le travail. C’est donc un pari extrêmement risqué dans la période actuelle, tant en termes de santé au travail que de santé publique.
Laurent Vogel2 : La question de la rapidité ne doit pas légitimer les dérives de l’Etat. D’emblée, la santé au travail a été reléguée au second plan par les autorités au profit d’une conception de la santé publique qui refuse d’aborder les inégalités sociales de santé causées par les conditions de travail et d’emploi. La définition des activités essentielles s’est posée dans l’urgence et a été résolue par des critères mixtes : des activités vraiment essentielles pour la survie de la population, avec une forte concentration de personnel féminin, et des activités essentielles pour l’Etat et pour le patronat. Pour moi, le clivage principal n’est pas entre ligne dure et adaptation au cas par cas. La « ligne dure » n’a de sens que si elle reconnaît la spécificité du travail et la nécessité de donner aux travailleurs un contrôle sur leurs conditions de travail. Plus que les outils habituels du dialogue social, c’est la mobilisation des salariés, avec ce qu’elle implique comme libération de l’intelligence collective, qui me paraît décisive.
Fabien Coutarel3 : Un seul angle d’approche ne peut prétendre embrasser la complexité des enjeux associés à cette crise. Si certaines priorités s’imposent sur un temps court et immédiat – casser coûte que coûte la circulation du virus au début de l’épidémie et donc limiter au maximum la fréquentation des lieux de travail qui sont des espaces propices aux contaminations –, sur un temps plus long, d’autres les remplacent qui nécessitent des approches différentes de la santé publique. Par exemple, deux mois après le début du confinement, nous étions toujours relativement démunis quant à la gestion du travail à distance. Le travail confiné n’est pas le télétravail. Ce dernier suppose des moyens, et une réflexion poussée, assumée par l’employeur et les individus, pour produire les conditions d’un travail digne, de qualité et opérateur de santé. Cela aurait pu être engagé très vite. Je ne peux pas dire que la logique de santé publique n’aurait pas dû être prioritaire. Je soutiens plutôt que les autres conditions, comme la conception d’un confinement réussi du travail, ont été insuffisamment pensées.
Que pensez-vous des conditions de la reprise d’activité ? Comment travailler en sécurité avec une épidémie qui risque de durer ?
F. C. : Réfléchir aux moyens de cette reprise aurait pu faire l’objet d’une redynamisation salutaire des organisations. Tout l’enjeu est de créer une production de biens ou de services qui permet à la fois de prévenir les risques et de développer la qualité du travail. Pour réussir cela, il faut miser sur l’intelligence individuelle et collective de celles et ceux qui vivent les situations réelles et sans qui concilier qualité et sécurité de manière circonstanciée est impossible. Le Covid-19 est un risque nouveau et important, mais il reste un risque parmi d’autres malgré tout. Comme nos acquis collectifs en matière de santé au travail nous l’ont montré sur d’autres risques, ne pas prendre en charge simultanément les « enjeux non Covid-19 » conduira à la production de prescriptions comportementales, dites sécuritaires, non acceptées sur le terrain, et donc remplacées ci et là par des pratiques dissimulées, parfois plus risquées, non gérées collectivement, et/ ou vidées de leur signification. Les approches trop étroites et descendantes de la conception du travail et de la santé au travail favorisent largement ces dérives.
Q. D.-M. : Je partage tout à fait l’idée que l’exposition au coronavirus ne doit pas nous faire perdre de vue tous les autres dangers professionnels. Par exemple, quand on a ressorti des placards l’oxyde d’éthylène, en vue de stériliser les masques FFP2 et pour gérer la pénurie, il a fallu rappeler qu’il s’agit d’une substance cancérogène. D’autres méthodes de décontamination sont disponibles. En revanche, c’est encore un peu tôt pour considérer le Covid-19 comme un risque parmi tous les autres. Rares sont les agents biologiques qui ont été responsables d’autant de dégâts en aussi peu de temps et sur autant de plans (humains, sociaux, sociétaux, économiques…). Les mesures de prévention vont s’affiner dans la durée, à la fois grâce à une meilleure connaissance du virus mais aussi avec une démarche d’évaluation des risques, au cas par cas, impliquant les travailleurs. Néanmoins, la dynamique de l’épidémie ne nous offre pas toujours le luxe de pouvoir agir sur un temps long.
L. V. : Le patronat voulait une reprise rapide. Il ne la concevait qu’en multipliant les barrières par rapport au risque contagieux : distance, masques, désinfection. Dans la pratique, cela génère des injonctions contradictoires, qui ne tiennent pas compte de l’activité réelle de travail, des identités professionnelles, de l’interaction entre les risques. Ce qui est nouveau par rapport au passé, c’est l’énorme appui de la population aux secteurs du care, hautement féminisés. Cela peut contribuer à un rapport de forces plus favorable et à déplacer la focale vers les services, vers les millions de « petites mains » indispensables, depuis les saisonniers agricoles jusqu’aux soignantes à domicile. Tant au travail que dans la société, le choix s’est effectué entre des reprises autoritaires – un mélange de contrôles policiers, d’équipements de protection individuelle et de tracing – et une démocratie réelle qui ne se limite pas aux rituels de la délégation par le vote. Mais avec cette épidémie, on mesure quand même bien la perte que représente la suppression des CHSCT. Cette instance de représentation du personnel était en prise directe avec le travail réel et aurait donc joué un rôle essentiel sur les conditions de la reprise. Il n’est pas sûr que le CSE ait la même proximité avec le terrain. D’une manière générale, cette épidémie devrait questionner le choix des priorités. La disparition du CHSCT illustre la subordination de la santé au primat donné à l’économie et à la production.
Quels enseignements peut-on tirer de cette pandémie pour le travail d’après ?
L. V. : L’absurdité du terme « distanciation sociale » apparaît dans toute son horreur dans le travail. Le travail, c’est un ensemble dynamique d’interactions entre des personnes et des matières. Le conflit entre un travail déterminé par l’accumulation du capital et les besoins réels de la société n’a jamais été aussi évident. L’Europe, avec sa capacité inouïe de produire les biens les plus sophistiqués, a mis des semaines à produire des articles d’une conception assez simple comme des masques ou des équipements respiratoires. Les multiples remises en question que le coronavirus a imposées dans l’urgence et dans l’angoisse des populations peuvent se transformer en des outils d’émancipation. Mais le capitalisme partage avec les virus une extraordinaire capacité de mutation et d’adaptation. Il faut donc éviter un optimisme aveugle. La situation est d’autant plus instable que la crise écologique attend des réponses urgentes. Cela ouvre la voie au meilleur comme au pire.
F. C. : La crise et l’urgence sanitaire ont imposé en certains endroits des réorganisations majeures. L’hôpital en est bien sûr l’exemple le plus parlant. Nous avons vu aussi des transformations profondes de processus de production pour fabriquer dans nos territoires, des gels, des masques ou des respirateurs. Oui, ce fut long, mais je retiens aussi que cela fut possible, en quelques jours ou semaines, parce qu’à la faveur de cette situation exceptionnelle, les acteurs locaux ont grandement pesé dans l’évaluation et la mise en place des décisions. Les prescriptions ont ainsi pu prendre en considération le travail réel. Une leçon intéressante pour le monde d’après serait de favoriser cette gouvernance locale du travail, apte à mettre en place des organisations agiles et innovantes parce qu’appuyées sur l’intelligence des salariés. L’autre leçon importante à mes yeux, est la reconquête d’une visibilité de leur travail par celles et ceux qui étaient invisibles jusque-là : les éboueurs, les aides-soignantes, les caissières, les maraîchers et bien d’autres. Dommage que d’autres catégories comme les travailleurs sociaux n’aient pas profité de cette dynamique. Mais il me semble qu’il faut réduire de manière importante les écarts de reconnaissance entre visibles et invisibles via la valorisation de l’utilité sociale.
Q. D.-M. : Je comprends que le présent est tellement invivable qu’il est salutaire de se projeter dans ce « monde d’après ». Mais je suis assez dubitatif sur notre capacité collective à proposer des choses intéressantes en ce moment. La crise n’est sans doute pas terminée et le contexte de fatigue et d’incertitude n’est pas très propice à l’émergence d’idées novatrices. Le risque est grand de tomber rapidement dans une accumulation de généralités. S’il y a un enseignement que l’on peut tirer maintenant, c’est que nous avons manqué de prudence. Nous avons pêché par excès d’optimisme. Nous avons prédit des choses qui, le plus souvent, ne se sont pas passées comme on l’avait envisagé. Et c’est toujours d’actualité car rien ne permet de dire que nos prévisions d’aujourd’hui seront plus vraies que celles d’hier. Cette nécessaire prudence doit guider notre réflexion sur la prévention et notre rapport au travail. La démarche d’évaluation des risques professionnels en particulier doit tenir compte de tout cela. Elle devrait même être renforcée et mettre à contribution les salariés, formés le mieux possible aux risques professionnels. Ce n’est donc pas le moment ni d’enterrer le document unique d’évaluation des risques, comme le proposait le rapport Lecocq sur la réforme de la santé au travail, ni de mégoter sur les temps de formation pour les salariés.
- 1Ancien médecin du travail au CHU de Brest et actuellement professeur adjoint de médecine du travail à l’université d’Alberta, à Edmonton (Canada), membre du comité de rédaction de "Santé & Travail".
- 2Juriste et chercheur au département Santé, sécurité et conditions de travail de l’Institut syndical européen, qui dépend de la Confédération européenne des syndicats.
- 3Maître de conférences en ergonomie à l’université Clermont Auvergne, vice-président du Collège des enseignants-chercheurs en ergonomie, administrateur de la Société d’ergonomie de langue Française (Self).