La Commission européenne placardise la santé au travail

par Laurent Vogel directeur du département conditions de travail, santé et sécurité de l'Institut syndical européen (Etui) / juillet 2013

Après moult atermoiements, la Commission européenne semble avoir renoncé à toute stratégie en santé au travail, à l'encontre de la volonté du Parlement. Au motif de la crise, celle-ci considère la qualité du travail comme une question secondaire.

Après trente-cinq ans de politique volontariste en matière de santé au travail, la Commission européenne aurait-elle décidé de mettre ce thème au rancart ? Tout porte à le croire. Lors de la conférence sur la stratégie européenne en santé et sécurité organisée les 26 et 27 mars dernier par l'Institut syndical européen, l'intervention de László Andor a suscité un malaise parmi les participants. Le commissaire chargé de l'emploi et des affaires sociales n'a fourni aucune explication sur les retards accumulés dans l'adoption d'une stratégie. Refusant de s'engager clairement sur le calendrier des prochains mois, il s'est limité à annoncer le démarrage imminent d'une consultation publique sur Internet. Et c'est avec deux mois de retard, le 31 mai, que celle-ci a finalement été lancée. On ne peut s'empêcher de penser que la Commission actuelle s'efforce de jouer la montre. Son mandat s'achèvera en 2014. Si aucune décision politique n'est prise avant la fin de l'été, le dossier sera probablement renvoyé à la prochaine Commission et au prochain Parlement, qui sera élu en mai 2014.

La législation, moteur essentiel de la prévention

L'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, basée à Bilbao (Espagne), a enquêté dans les 27 Etats membres de l'Union sur les moteurs et les freins de la prévention1 . Environ 36 000 entretiens téléphoniques ont été réalisés auprès d'entreprises comptant au moins dix travailleurs. Lorsque ces entreprises disposaient d'un représentant des travailleurs pour la sécurité, celui-ci a été interrogé de façon séparée. L'existence d'une législation est le facteur principal qui pousse les entreprises à développer une politique de prévention. Elle est mentionnée par 90 % des entreprises et arrive en tête dans 22 des 27 pays. La demande émanant des travailleurs et de leurs représentants est le deuxième facteur, signalé par trois entreprises sur quatre. Ici, les écarts sont importants entre les pays, les résultats allant de 23 % en Hongrie à 91 % en Finlande. Les arguments de nature économique jouent un rôle plus limité : exigences des clients et souci de la réputation de l'entreprise (67 %), politique de la direction en vue de limiter l'absentéisme et de conserver son personnel (59 %) ; raisons diverses de caractère économique ou liées à la performance (52 %). La pression exercée par l'Inspection du travail apparaît également comme un facteur de moindre poids (57 %), avec des écarts très importants : 16 % en Hongrie, contre 80 % en Allemagne. La réduction des ressources de l'Inspection du travail dans la plupart des pays communautaires explique vraisemblablement le rôle limité qu'elle joue actuellement.

Il existe une planification des politiques européennes en santé au travail depuis 1977. La dernière stratégie a pris fin en décembre 2012. Les initiatives législatives les plus importantes qu'elle prévoyait n'ont pas été adoptées. Elles concernaient deux questions essentielles : une meilleure protection contre les substances chimiques les plus dangereuses (cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction) et une directive globale sur la prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS).

TMS : pas de directive avant 2020

La révision de la directive sur les agents cancérogènes devait permettre d'étendre les mesures de prévention aux substances toxiques pour la reproduction et de déterminer des valeurs limites d'exposition pour environ vingt-cinq substances. Les syndicats, une majorité d'Etats membres et le Parlement européen sont favorables à cette révision et le patronat ne s'y oppose plus, même s'il émet quelques réserves. Pour les TMS, la Commission n'envisage pas de directive avant 2020. En attendant, une simple recommandation sans portée contraignante est envisagée. Malgré ces blocages, la Commission n'en affiche pas moins un bilan positif, en raison de la diminution des accidents du travail enregistrés par les statistiques officielles.

L'amélioration du cadre législatif communautaire reste pourtant un facteur essentiel pour une harmonisation de situations nationales caractérisées par des écarts qui se sont accrus à mesure que l'Europe s'élargissait. La plupart des directives en vigueur ont été adoptées entre 1989 et 1995. Elles formulent des principes utiles, mais elles sont lacunaires et insuffisantes pour de nombreux risques.

En décembre 2011, le comité consultatif pour la santé et la sécurité, qui regroupe les représentants gouvernementaux, patronaux et syndicaux des 27 pays de l'Union européenne, avait demandé qu'une nouvelle stratégie aborde de façon prioritaire les effets à long terme du travail sur la santé1 . Une convergence se dessinait autour de trois grandes priorités : les cancers causés par le travail, les troubles musculo-squelettiques et les risques psychosociaux. Le Parlement européen s'était exprimé dans la même direction, à l'initiative de la députée française Karima Delli. Cette volonté de mettre l'accent sur la santé plutôt que sur la seule prévention des accidents était amplement justifiée par les estimations de l'Organisation internationale du travail, selon lesquelles plus de 160 000 personnes meurent chaque année en Europe en raison de mauvaises conditions de travail. Les cancers occupent la première place parmi les causes de mortalité liée au travail, alors que les accidents représentent moins d'un décès sur vingt.

Une volte-face que personne n'assume

La Commission semblait être disposée à adopter une nouvelle stratégie pour la période 2013-2020. Jusqu'en septembre 2012, le commissaire Andor avait tenu à rassurer : quelques retards étaient prévisibles, mais il existait un engagement politique ferme. Au cours des huit derniers mois, les messages contradictoires se sont multipliés. Aucun dirigeant de la Commission n'a voulu prendre la responsabilité d'une explication politique claire. Lorsque la secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats, Bernadette Ségol, a écrit en avril dernier au président de la Commission, José Manuel Barroso, pour réclamer l'adoption d'une stratégie, celui-ci lui a conseillé aimablement de prendre contact avec le commissaire aux affaires sociales. Lequel, pour sa part, assure qu'il est convaincu de la nécessité d'une stratégie, mais qu'il lui faut encore persuader José Manuel Barroso et ses autres collègues au sein de la Commission. On a l'impression d'assister à une fin de règne, dans une atmosphère digne de la commedia dell'arte, avec des masques répétant sans trêve des phrases convenues.

La volte-face de la Commission s'inscrit dans un contexte plus large d'abandon des politiques sociales. En novembre 2012, sous le titre évocateur "La Commission européenne rend une copie blanche", le bulletin Liaisons sociales Europe observait que le programme pour 2013 était "le plus indigent jamais présenté par la Commission", du moins depuis la création de ce média en 2000.

L'abandon de la santé au travail, qui était un pilier central des politiques sociales communautaires, tire prétexte de la crise. L'argument est irrecevable. La crise a été précisément causée par la montée des inégalités sociales et un cadre général de dérégulation favorable au capital. C'est à une inversion de tendance qu'il faudrait s'atteler : une société plus égalitaire et des entreprises soumises à un contrôle social et public.

  • 1

    Voir Santé & Travail n° 78, avril 2012, page 46.

En savoir plus
  • "Stratégie communautaire pour la santé et la sécurité : l'Europe en panne", par Laurent Vogel, HesaMag n° 7, 1er semestre 2013.

  • Les documents relatifs à la conférence sur la stratégie en santé au travail organisée en mars par l'Institut syndical européen sont disponibles sur le site de cet organisme : www.etui.org/fr, onglet "Evénements".

  • La consultation publique sur la nouvelle stratégie de l'UE en matière de sécurité et santé au travail s'effectue jusqu'au 26 août sur le site Internet de la Commission : http://ec.europa.eu/social/