Condamnés du travail
Jérémy, charpentier, garde l’espoir d’échapper à l’amputation d’un de ses pieds. Depuis six ans, sa vie a été rythmée par cinq opérations chirurgicales et de longues séances de réadaptation. A 35 ans, il est tombé d’un toit. Pas d’équipement de protection individuelle conforme, pas de formation de l’apprenti qui l’assurait avec une corde… l’accident du travail était inévitable. Son patron a été condamné pour « faute inexcusable de l’employeur ». Sauf qu’aujourd’hui, l’indemnisation de tous ses préjudices est suspendue à une décision de l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Celle-ci a examiné deux affaires comparables à celle de Jérémy, le 9 décembre dernier. De sa décision, qui sera rendue le 20 janvier, dépend le sort de notre charpentier.
Soit les magistrats de la haute juridiction considèrent que la rente perçue au titre des accidents du travail ou des maladies professionnelles indemnise l’ensemble des préjudices. Soit ils estiment que ce n’est pas le cas et qu’il faut ajouter à la rente une réparation spécifique des préjudices personnels, comme les souffrances physiques et morales… La différence est importante. Jérémy a déjà effectué de nombreuses dépenses peu ou pas prises en charge, pour se soigner, se déplacer, et aussi pour sa reconversion professionnelle. Dans ces affaires, on peut quand même s’étonner que ce soit à la justice de décider, seule, de l’avenir de Jérémy. Si l’assemblée plénière de la Cour de cassation doit se prononcer sur une question de principe, c’est parce que la position de sa deuxième chambre civile, jusqu’ici systématiquement défavorable aux victimes depuis un arrêt de novembre 2009, a été contestée par deux cours d’appel qui lui ont résisté. Mais au-delà de l’interprétation du droit, c’est d’abord d’une question politique qu’il s’agit ici : quelle indemnisation pour les victimes de risques professionnels ? Ces dernières sont particulièrement maltraitées au regard de l’amélioration observée depuis des décennies en termes d’indemnisation pour d’autres victimes que celles du monde du travail. Notamment les accidentés de la route qui, depuis la loi Badinter de 1985, profitent d’une indemnisation intégrale de tous les dommages : économiques, matériels, physiques et psychiques.
Pourquoi l’exécutif et le Parlement ne se sont-ils jamais saisis de ce sujet ? Alors que la Première ministre devrait annoncer le 10 janvier le recul de l’âge de la retraite, la réparation intégrale pour les victimes du travail, comme la prise en compte de la pénibilité et de ses ravages pour les seniors, constituent un enjeu crucial. Ne pas s’engager sur des compensations permettant à celles et ceux qui ont sacrifié leur santé à leur emploi de pouvoir continuer à vivre dignement, c’est en faire des « condamnés du travail ». Condamnés à l’exclusion, à la relégation, voire à la misère sociale. Bien loin de la défense de la « valeur travail » dont beaucoup sur l’échiquier politique se revendiquent.