© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Conditions de travail : les cadres déboussolés

par Nathalie Quéruel / octobre 2008

Les cadres tenaient encore avec les RTT, mais la suppression de cette soupape aggrave leur malaise. Victimes de l'intensification du travail, ils doivent souvent faire passer des consignes auxquelles ils ne croient pas. Et leur statut social part à vau-l'eau.

Dans les entreprises, un nombre croissant de cadres ne se sent pas plus "à la fête" que les autres salariés. Certes, dans le sondage réalisé en juillet dernier pour la CFDT-Cadres, une large majorité d'entre eux - 85 % pour être exact - se dit "satisfaite" de son travail. Mais depuis quelques années, certains chiffres font apparaître des craquelures inquiétantes sous le vernis. Quand on leur demande ce qui s'est dégradé, 56 % des cadres interrogés par la CFDT citent la charge de travail, et 51 % la reconnaissance du travail. Le baromètre de la CFE-CGC de mars 2008 donne les mêmes tendances : seules 34 % des personnes interrogées estiment que le "temps disponible pour accomplir leur tâche est suffisant" ; 43 % pensent que les objectifs assignés par leur direction "ne sont pas réalistes"

 

Public, privé... même constat !

Pas plus que leurs homologues du privé, les cadres du secteur public ne sont épargnés. Selon un sondage de la CFDT-Cadres, si 44 % des cadres du privé jugent que l'organisation du travail s'est dégradée ces dernières années, ce taux monte à 59 % chez les cadres du public. "Les réformes visant à une nouvelle gestion publique introduisent de nouvelles contraintes qui détériorent les conditions de travail", juge Laurent Mahieu, secrétaire national chargé de l'emploi et des conditions de travail à la CFDT-Cadres. Outre la rationalisation à l'oeuvre dans les services - fusions de grandes directions, par exemple -, ces réformes importent des outils de gestion déjà éprouvés dans les entreprises. Avec les mêmes effets. Emmanuel Abord de Chatillon, maître de conférences en gestion des ressources humaines à l'université de Savoie, a mené début 2007 une étude auprès de 2 000 encadrants des deux secteurs. Il constate qu'aujourd'hui ils ont la même perception de leur activité, centrée sur la performance et l'atteinte d'objectifs. Les agents rencontrent néanmoins une difficulté supplémentaire : "Ils sont confrontés à la coexistence d'une logique managériale et d'une logique bureaucratique, compliquées à articuler dans leur pratique quotidienne." Ils sont aussi près de 20 % à considérer leurs objectifs comme "imposés", contre 13 % dans le privé. Plus de pressions, peu d'autonomie... les managers publics sont 50 % à estimer comme "prioritaire" la prévention du stress pour améliorer leur situation.

Pour Jean-François Bolzinger, secré­taire général adjoint de l'Ugict-CGT, pas de doute : "Les conditions de travail se dégradent d'une manière nette et continue. La réduction du temps de travail, pour laquelle l'encadrement s'était mobilisé car il ne voulait plus "sacrifier" sa vie à l'entreprise et recherchait davantage d'équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie privée, a apporté une bouffée d'air. Mais la poursuite de l'intensification du travail, la diffusion de modes de management sans contenu, l'évaluation de plus en plus individualisée de la performance continuent de créer des dégâts importants." Aussi les syndicats s'inquiètent-ils des conséquences de la loi du 20 août réformant la durée du travail : par de nouveaux accords d'entreprise, les forfaits de jours travaillés pourraient passer de 218 à 235. La réduction - ou disparition - des jours de RTT risque de faire sauter une soupape qui permet encore aujourd'hui aux cadres de faire face aux accélérations, changements et désorganisations de tous ordres.

 

Pénibilité mentale

Avec une espérance de vie à 35 ans de sept ans supérieure à celle des ouvriers, les cadres ne sont pas les plus mal lotis. Malgré tout, la pénibilité mentale se fait plus forte. Dans le dernier baromètre de la CFE-CGC, 70 % des cadres se disent tendus à cause de leur travail, 54 % ont mal au dos, 40 % souffrent de migraines. Et 10 % d'entre eux ont été en arrêt maladie à cause du travail. Un stress et une souffrance psychique que les cadres évoquaient moins auparavant, alors qu'ils ne comptaient pas plus leurs heures, se vouant corps et âme à leur mission. "Les cadres subissent plus difficilement les contraintes, car les règles du jeu ont été modifiées, explique Jack Bernon, responsable du département santé-travail de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Ils n'ont plus le même statut social, notamment parce qu'avec la tertiarisation de l'économie, leur nombre a considérablement augmenté. Les vagues de licenciements ne les épargnent plus. Les prises de décision, davantage motivées par des considérations financières, les ont également mis à distance des dirigeants. Sans compter qu'un de leurs pouvoirs - détenir l'information et la transmettre - s'est dilué avec le développement des systèmes d'information."

Selon une étude de la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail, présentant les résultats de l'enquête Sumer1 2003, les cadres travaillant plus de 40 heures sont passés de 63 % en 1994 à 51 % en 2003. A l'inverse, un sondage réalisé en janvier 2005 pour l'Ugict-CGT montre qu'un cadre travaillerait en moyenne 47 heures par semaine, soit 2 h 30 de plus qu'en 1999. Quoi qu'il en soit, pour Emmanuel Abord de Chatillon, maître de conférences en gestion des ressources humaines à l'université de Savoie, ce n'est pas tant la durée excessive que l'intensification du travail qui s'avère nuisible : "La durée importante du travail des managers s'inscrit dans un contexte de perturbation et d'accélération des rythmes. De plus, avec l'ouverture des frontières de l'organisation, ils sont davantage soumis à des contraintes venues de l'extérieur : on observe une subordination croissante de leur travail à la demande des clients, des fournisseurs, aux normes de production, etc." Ainsi, dans l'étude de la Dares, les cadres estimant devoir fréquemment interrompre leur tâche sont passés de 66 % à 76 % entre 1994 et 2003.

 

Pression organisationnelle

Pour Bernard Salengro, secrétaire national chargé de la santé au travail à la CFE-CGC, intensification et culte de l'urgence ont des conséquences préjudiciables : "Cette pression organisationnelle fait éclater toutes les civilités et les régulations sociales, d'autant qu'elle est combinée aux effets de l'individualisation. Résultat ? 39 % des gens interrogés dans notre baromètre se sentent en situation de concurrence avec leurs collègues, un chiffre en augmentation." Dans le sondage réalisé en juillet par la CFDT, 51 % des cadres considèrent qu'il est prioritaire de s'attaquer à l'organisation du travail pour améliorer leur situation, devant la durée du travail (37 %). Et ce chiffre grimpe à 60 % chez les cadres opérationnels. "L'unité de temps et de lieu se perd, dénonce Laurent Mahieu, secrétaire national chargé de l'emploi et des conditions de travail à la CFDT-Cadres. Avec les nouveaux outils de communication, le travail déborde sur le soir, le week-end et sur le temps personnel, et on travaille chez soi, mais aussi dans d'autres services, chez le client, etc. En outre, le développement de la sous-traitance entraîne un nombre croissant de prestataires dans l'entreprise, avec des cultures différentes. Cela crée des interférences qui rendent l'encadrement plus difficile."

Entre les pressions subies et celles qu'ils doivent exercer sur leur équipe, les cadres intermédiaires et encadrants de premier niveau se retrouvent entre le marteau et l'enclume. Ils sont de plus en plus confrontés à l'abstraction d'injonctions qui dégringolent d'un "haut" lointain, déconnectées de la réalité du terrain. "Non seulement la part de ces informations descendantes augmente, mais elles sont souvent contradictoires, constate François Daniellou, professeur d'ergonomie à l'université Bordeaux 2. La traduction des directives et leur mise en oeuvre deviennent un casse-tête. C'est d'autant plus compliqué que ces cadres n'ont pas de structures collectives pour se parler entre eux et faire remonter avec force vers la direction les problèmes posés sur le terrain par les consignes." De leur côté, de nombreux cadres opérationnels travaillent désormais dans des organisations transversales et non plus pyramidales. Sont-elles sources d'injonctions paradoxales ? "Le rattachement à un chef de métier et à un ou plusieurs chefs de projet introduit davantage de complexité et donc de risques, pense François Daniellou. De plus, les experts qui travaillent en mode projet fréquentent moins les collègues du même métier qu'eux. Or échanger avec les gens de son métier, c'est un garde-fou ; c'est utile pour éviter d'errer tout seul dans l'océan de béton."

Le sentiment que les conditions de travail se dégradent s'avère d'autant plus fort que les "compensations" sont en perte de vitesse pour une partie des cadres. L'autonomie ? Elle est de plus en plus battue en brèche. Beaucoup passent du temps à rendre compte avec des tableaux de bord, des indicateurs. Un reporting constant qui réduit les marges de manoeuvre et augmente les exigences. "Avec certains outils informatiques, le respect des procédures, etc., les cadres sentent qu'ils n'ont plus la main, ni la capacité de gérer", relate Bernard Salengro. La reconnaissance ? Les cadres trouvent que le compte n'y est pas, en termes de rémunération, de promotion, de perspectives d'avenir ou même de rétribution symbolique. Dans le baromètre CFE-CGC, 70 % jugent que les "efforts qu'ils fournissent ne sont pas récompensés à leur juste valeur". La fierté professionnelle de participer au premier chef aux progrès de la société ? C'est au contraire à une perte de sens que sont confrontés les cadres. Dans le même baromètre, 22 % des personnes interrogées reconnaissent avoir "à exécuter des actions qui ne correspondent pas à leur éthique"

 

Tenir des logiques incompatibles

Jean-François Bolzinger ne s'étonne pas du burn out chez les cadres intermédiaires : "Les mutations de culture à 180 degrés, les incessants changements organisationnels, c'est à eux de les faire passer, même s'ils n'y adhèrent pas du tout." La possibilité de bien faire son travail se dérobe pour les cadres comme pour les autres salariés. Il leur faut tenir des logiques incompatibles : priorité à l'innovation, mais aussi à la rapidité, à la qualité, tout en veillant à la sécurité ! "Ça ne doit pas être facile à vivre de superviser la fabrication d'un produit... qui dure moins longtemps ! L'objectif pour le cadre ? Faire diminuer la qualité !, note François Daniellou. Beaucoup ne comprennent pas la rationalité des décisions, car elles ne sont pas industrielles mais financières."

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    Pour "Surveillance médicale des risques".