Conditions de travail : les contraintes des travailleurs non salariés
Ils sont artisans, agriculteurs exploitants, commerçants, praticiens libéraux. Leur point commun ? Etre leur propre patron. Et s'ils n'échappent pas à nombre de contraintes, le travail leur apparaît plus soutenable qu'à leurs collègues salariés, constate une étude de la Dares.
Supposés travailler en toute autonomie, les non-salariés (voir " Repère ") seraient également capables de gérer leurs propres conditions de travail et de prendre la mesure des risques que leur activité fait courir à leur santé. Ce statut, qui concerne un peu plus d'un dixième de la population active, est d'ailleurs plutôt envié, puisque 40 % des personnes en emploi estiment préférable d'être indépendant plutôt que salarié1 . Les salariés sont souvent séduits par l'idée d'être " son propre patron " et par la perspective d'une meilleure rémunération. Pourtant, les conditions de travail des non-salariés sont relativement proches de celles de leurs collègues salariés, comme le montre une étude de la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) exploitant des données de l'enquête " Conditions de travail " 2005 (voir encadré page 45).
Une activité physiquement exigeante
Quelques nuances peuvent toutefois être observées. Tout d'abord, les non-salariés déclarent plus de pénibilités physiques que les salariés (voir tableau ci-contre). Ainsi, 30 % d'entre eux, contre 20 % chez les salariés, cumulent quatre pénibilités ou plus parmi les six suivantes : rester longtemps debout ; rester longtemps dans une posture pénible ; porter des charges lourdes ; subir des secousses ou des vibrations ; effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents ; être exposé à un bruit intense. Les nuisances sur le lieu de travail (températures élevées ou basses, mauvaises odeurs, humidité...) sont aussi plus fréquentes chez les non-salariés. Les pénibilités physiques comme les nuisances sont étroitement liées aux métiers exercés par les non-salariés, les agriculteurs exploitants et les artisans étant les premiers concernés. Elles sont souvent partagées avec les salariés qui travaillent dans le même secteur d'activité : la situation des agriculteurs exploitants est comparable à celle des ouvriers agricoles, tandis que les artisans sont à peine mieux lotis que les ouvriers qualifiés de type artisanal.
Les non-salariés déclarent aussi, plus souvent que les salariés, être exposés à des risques d'accident. Là encore, le domaine professionnel, et non le statut, est déterminant : à activité comparable, exposition comparable. Cependant, les non-salariés, quelle que soit leur profession, encourent plus souvent des risques d'accident de la circulation, car près des trois quarts d'entre eux utilisent un véhicule dans le cadre de leur travail.
Frontières floues entre travail et vie privée
Si les non-salariés forment une catégorie hétérogène, ils ont en revanche en commun des horaires très étendus : ils déclarent en moyenne 52 heures de travail par semaine. Cette mesure est plus approximative que pour les salariés, car leur temps de travail est généralement variable et n'est pas contrôlé. Il n'existe aucune catégorie de salariés qui ait des horaires équivalents : ceux qui effectuent le nombre moyen d'heures de travail le plus élevé sont les cadres administratifs, commerciaux et techniques d'entreprise et les ingénieurs. Avec une moyenne de 44 heures, ils restent nettement en deçà de la moyenne des non-salariés.
Cette emprise du travail sur la vie des non-salariés se traduit aussi par la fréquence des horaires atypiques (samedi et dimanche notamment) ou imprévisibles et le brouillage des frontières entre travail et vie privée. Plus du tiers d'entre eux travaillent à domicile et les autres font souvent des astreintes ou ramènent du travail à la maison. Cette perméabilité de la sphère privée est favorisée par l'usage - plus fréquent que chez les salariés - d'un certain nombre d'outils qui facilitent les transitions et la disponibilité : téléphone mobile, ordinateur portable, mais aussi véhicule.
En dépit de cet empiétement, les non-salariés semblent plus satisfaits de la durée de leur travail que les salariés. Seulement 4 % aimeraient réduire leur temps de travail (avec une baisse de rémunération consécutive), à peine davantage parmi ceux qui déclarent travailler 70 heures ou plus par semaine. Cela peut paraître logique, puisqu'ils déterminent, en grande majorité, leurs horaires eux-mêmes. Pour autant, cela n'élimine sans doute pas les risques que les durées de travail excessives font courir à leur santé, en particulier pour les 21 % d'hommes et 13 % de femmes non salariés atteignant ou dépassant les 70 heures hebdomadaires.
Salariés comme non-salariés ont connu durant les dernières décennies un mouvement conjoint d'intensification du travail. Le travail dans l'urgence marque les organisations contemporaines : 48 % des salariés et 54 % des non-salariés disent devoir se dépêcher " toujours ou souvent " ; 24 % des premiers et 17 % des seconds doivent fréquemment abandonner une tâche pour une autre et considèrent que c'est un aspect négatif de leur travail.
Seulement un quart des agriculteurs exploitants se déclarent soumis à une demande extérieure des clients ou du public les obligeant à une réponse immédiate. Les trois quarts des autres non-salariés sont soumis à cette " contrainte marchande de rythme ", tandis qu'elle concerne un peu plus de la moitié des salariés. C'est l'inverse pour les contraintes industrielles : en dehors des artisans et des agriculteurs exploitants, peu de non-salariés sont confrontés à des normes de production ou à des cadences à respecter. Au total, le cumul d'au moins trois contraintes de rythme de travail concerne beaucoup plus souvent les salariés que les non-salariés.
Avoir toujours ou souvent des tâches complexes à effectuer est une caractéristique du travail que les non-salariés partagent avec les salariés de catégorie socioprofessionnelle comparable. Ouvriers agricoles et agriculteurs exploitants, employés de commerce et commerçants ont à effectuer des tâches complexes plus rarement que les cadres et professions intellectuelles et supérieures, qu'ils exercent en libéral ou comme salarié. Cette complexité peut être un aspect positif du travail, mais le cumul entre exigences qualitatives (complexité) et quantitatives (pression temporelle) peut s'avérer difficile à soutenir.
Au total, les exigences du travail des non-salariés sont assez élevées. Mais les écarts sont très importants entre les chefs d'entreprise, qui semblent soumis à une forte intensité du travail, et les commerçants et agriculteurs exploitants, qui semblent plutôt épargnés.
Globalement plus autonomes
Les non-salariés disposent, du fait de leur statut, de marges de manoeuvre plus grandes dans l'organisation de leur travail. Ils n'ont pas, en effet, de consignes hiérarchiques pour décider de la manière de faire les choses. Leur travail est plus rarement " monotone " et ils sont plus nombreux que les salariés à dire : " Mon travail me permet d'apprendre des choses nouvelles. " Ils règlent aussi le plus souvent eux-mêmes les incidents et peuvent plus souvent que les salariés interrompre leur travail. Il existe néanmoins des différences importantes dans le degré d'autonomie des non-salariés. L'activité des chefs d'entreprises de plus de 10 salariés ou des professions libérales de niveau cadre est plus riche et leur procure plus d'autonomie. Celle des infirmiers et d'autres professions intermédiaires en libéral, mais aussi des artisans et commerçants est plus routinière et contraignante.
Quoique statutairement indépendants, les non-salariés sont parfois en situation de forte dépendance économique. Cela s'accompagne de contraintes fortes sur le respect des délais et des engagements. Comme l'indique l'enquête " Emploi " 2004 menée par l'Insee, presqu'un sur dix travaille régulièrement pour un unique client et 29 % ne peuvent décider librement de la façon de faire leur travail. L'augmentation de la sous-traitance entre entreprises, le succès du statut d'auto-entrepreneur mis en place en 2009, la conjoncture défavorable du marché du travail, qui fait du statut d'indépendant une solution de repli potentielle, sont autant d'éléments qui laissent à penser que ces situations sont de plus en plus fréquentes. L'émergence de nouveaux statuts tend à brouiller la segmentation traditionnelle entre salariés et indépendants : certaines activités salariées sont régies par des logiques de prestation de services et, inversement, certaines tâches sont externalisées à des personnes non salariées, avec maintien de liens de subordination entre les deux parties.
En matière de stress et de facteurs de risques psychosociaux au travail, un modèle domine la littérature, surtout épidémiologique : celui du job strain - tension mentale au travail - développé par Karasek et Theorell. Ce modèle met l'accent sur deux dimensions des conditions de travail : la première est la latitude, qui regroupe l'autonomie décisionnelle et l'utilisation des compétences dans le travail ; la seconde concerne les demandes du travail. C'est la combinaison d'une faible latitude et de fortes demandes qui crée des situations de job strain, supposées les plus néfastes pour la santé. Avec cette grille de lecture, les non-salariés apparaissent en général protégés par leur plus grande latitude. Mais il existe d'autres facteurs psychosociaux aux effets démontrés sur la santé physique ou mentale. L'activité des non-salariés les expose à certains de ces facteurs. En premier lieu, par rapport aux salariés, ils sont plus fréquemment confrontés à un certain isolement dans leur travail, en particulier lorsqu'ils n'ont pas d'employé. En revanche, en dehors des agriculteurs exploitants, ils travaillent presque toujours en contact avec le public. Cela induit de fortes exigences émotionnelles, en particulier pour les professionnels libéraux du secteur médico-social : tensions avec le public, contact avec des personnes en situation de détresse. Du fait de ce contact, les non-salariés (hormis les agriculteurs) interrogés dans le cadre de l'enquête SIP 2006-20072 sont aussi particulièrement nombreux à dire qu'ils doivent dans leur travail " cacher leurs émotions ou faire semblant d'être de bonne humeur "
Pas de " conflits de valeurs ", en théorie...
L'indépendance des non-salariés les protège en théorie des " conflits de valeurs ", puisqu'ils sont libres de prendre les décisions qui leur conviennent. Mais, en pratique, cette protection est toute relative du fait des limitations à leur autonomie, de la pression concurrentielle et des exigences de rentabilité : d'après l'enquête SIP 2006-2007, un quart des non-salariés disent faire des choses qu'ils désapprouvent (licenciements abusifs, vente forcée...), contre un tiers des salariés. Ils sont en revanche mieux préservés que les salariés des problèmes de " qualité empêchée " : seulement 5 % d'entre eux déclarent n'avoir que parfois, voire jamais, les moyens de faire un travail de qualité, même s'ils sont un tiers à devoir parfois ou souvent sacrifier la qualité aux délais.
Plus d'un non-salarié sur six craint de perdre son emploi dans l'année qui vient, proportion presque identique à celle des salariés. Ce sentiment d'insécurité est un facteur de risque psychosocial important, qui n'épargne donc pas les non-salariés. D'autant que s'ajoute souvent une plus forte incertitude sur leurs revenus.
Pourtant, toutes catégories confondues, ils se sentent plus souvent que les salariés capables de poursuivre leur activité jusqu'à leur retraite, jugeant ainsi en moyenne plus favorablement la " soutenabilité " de leur emploi.
- 1
Voir l'étude d'Andrew Clark, " Work, Jobs and Well-being accross the Millennium ", réalisée à partir des données de l'enquête sociologique internationale ISSP 2005.
- 2
L'enquête SIP (pour " Santé et itinéraire professionnel ") a été menée en 2006-2007 par la direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques (Drees) et par la Dares.
" Les conditions de travail des non-salariés en 2005 ", par Elisabeth Algava et Lydie Vinck, Premières Synthèses n° 50-1, décembre 2009.