Constat d’échec sur le maintien dans l’emploi
Les professionnels de santé au travail ont bien du mal à assurer leur mission de prévention de la désinsertion professionnelle. Faute de moyens, mais aussi d’une réelle volonté des employeurs de garder les travailleurs vieillissants.
Une aide-soignante atteinte de troubles musculosquelettiques, pour laquelle les préconisations d’aménagement de poste sont ignorées par l’entreprise ; un travailleur du bâtiment cassé par son travail et licencié pour inaptitude à 50 ans, sans proposition de reclassement ; un autre, victime d’une maladie professionnelle, « invité » par son employeur à signer une rupture conventionnelle… Ces exemples, cités par des médecins du travail, mettent en lumière les difficultés de ces derniers à assurer le maintien en emploi de salariés vieillissants, usés par leur activité. Et ce, en dépit des objectifs fixés aux services de prévention et de santé au travail (SPST) en matière de prévention de la désinsertion professionnelle (PDP).
La loi du 2 août 2021 sur la santé au travail a en effet instauré la création de cellules dédiées à la PDP dans chaque service. Une nouvelle mission qui fait débat chez les préventeurs. « On réinvente l’eau tiède, nous étions déjà en contact avec les acteurs du maintien dans l’emploi », estime Bernard Salengro, médecin du travail et expert santé-travail pour la CFE-CGC. « C’est un transfert de la responsabilité du maintien dans l’emploi de l’employeur vers les SPST », se désole Benoît de Labrusse, médecin du travail dans le sud de la France. « Il ne s’agit plus de maintenir un salarié dans son entreprise mais d’aider l’employeur à s’en débarrasser, avec la promesse d’une reconversion », abonde Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).
Si cette mission paraît importante aux yeux de certains autres confrères, elle demeure souvent un vœu pieux. « Très peu de cellules PDP disposent de moyens mis à disposition par les services, et les personnes à risque d’inaptitude sont loin d’être toujours prises en charge », témoigne Nathalie Guen, médecin du travail dans un service du Vaucluse et membre du bureau national du SNPST.
Au bon vouloir de l’employeur
Dans les faits, nombre de salariés usés par leur travail se retrouvent licenciés pour inaptitude. Et les reclassements restent rarissimes, même si l’entreprise doit en théorie, selon le Code du travail, justifier l’impossibilité de reclasser son salarié sur un poste compatible avec sa santé. « Le maintien dans l’emploi reste au bon vouloir de l’employeur », précise Nathalie Guen.
A ce titre, les résultats d’une étude conduite en 2018 par les médecins du SPST francilien Amet sont éloquents : « Une recherche effective de reclassement n’a été faite que dans 13 % des situations », signale Jean-Michel Sterdyniak, par ailleurs médecin du travail dans ce service. Sur les 259 inaptitudes prononcées retenues dans l’étude, trois seulement ont donné lieu à un maintien du salarié dans l’entreprise. Des chiffres qui rejoignent ceux d’une autre enquête, menée par l’Institut de santé au travail du nord de la France (ISTNF) : seulement 3 % des 4 090 salariés déclarés inaptes en 2018 ont pu rester dans leur entreprise. Les rares enquêtes sur le devenir des personnes licenciées pour inaptitude montrent qu’elles basculent pour la grande majorité vers l’invalidité, le chômage et les minima sociaux. Selon une recherche réalisée par des médecins du travail dans le Vaucluse, seules 22 % d’entre elles retrouvent un emploi.
« Les difficultés de maintien dans l’emploi ne se résument pas aux inaptitudes, pointe néanmoins Nathalie Guen. Il faut aussi compter avec les ruptures conventionnelles, démissions et abandons de poste de salariés qui n’en peuvent plus. » Certains employeurs s’empressent de négocier une rupture conventionnelle avec les personnes pour lesquelles les médecins du travail préconisent des aménagements de poste. « Le patronat demande de travailler plus longtemps mais se débarrasse des seniors qui n’arrivent plus à tenir », déplore Jacques Darmon, médecin du travail retraité, syndiqué à la CFDT et toujours actif au sein d’une consultation de pathologie professionnelle.
Faciliter les départs en retraite
Le problème du maintien en emploi se pose en particulier pour les salariés de 50-55 ans, peu formés et qui ont été exposés à des conditions de travail particulièrement pénibles. « Il est illusoire de croire qu’un ouvrier de 55 ans qui a quitté l’école à 14 ans puisse se reconvertir pour retrouver un emploi sans contrainte physique », estime Benoît de Labrusse. L’année précédant le départ à la retraite, près d’un tiers des futurs pensionnés sont sans emploi, et 60 % d’entre eux sont des anciens ouvriers et employés.
Par ailleurs, un tiers des seniors ni en emploi ni en retraite sont en situation de pauvreté. Avec le recul envisagé de l’âge de la retraite et la diminution de la durée d’indemnisation par Pôle emploi, actée par la réforme de février 2023 de l’assurance chômage, les médecins de travail se disent très inquiets sur le devenir social des travailleurs vieillissants.
Et ce n’est pas la visite médicale à 61 ans pour les salariés exposés à des risques dits « ergonomiques », prévue par la réforme des retraites, qui va dissiper ces craintes. L’objectif affiché est de faciliter les départs en retraite pour inaptitude à partir de 62 ans. « Les travailleurs du bâtiment sont déjà cassés à 55 ans, il faudrait qu’ils puissent partir en retraite à cet âge », défend Bernard Salengro, qui exerce son activité dans un SPST dédié au BTP. « Notre mission consiste à éviter l’altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, nous ne sommes pas des “usurologues” pour compter l’usure des salariés », s’insurge Jean-Michel Sterdyniak. Benoît de Labrusse est tout aussi opposé à ces visites, qui introduisent une « sélection » des travailleurs en fonction de leur état de santé.
Des freins aux mesures collectives
A contrario, les médecins du travail interrogés estiment qu’il est urgent d’améliorer les conditions de travail, afin que les salariés puissent arriver à l’âge de la retraite en bonne santé. Un chantier qui relève avant tout de la responsabilité des entreprises, les professionnels de prévention n’étant que leurs conseillers en la matière. Avec des marges de manœuvre limitées. « Du fait de la pénurie de médecins du travail et du nombre de visites que nous devons assurer, c’est devenu de plus en plus compliqué d’aller dans les entreprises », observe Nathalie Guen.
Les ergonomes membres des équipes pluridisciplinaires des services n’ont guère plus de latitude pour mener des actions de prévention collective. « Nous sommes le plus souvent sollicités sur des situations individuelles critiques d’usure professionnelle, pour lesquelles c’est déjà trop tard », résume l’un d’eux1
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Jennifer Laussu, sociologue du travail, a analysé les pratiques de dix-neuf ergonomes de sept SPST. Son étude, publiée en septembre 2022 par le Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), révèle que les ergonomes réalisent essentiellement des interventions techniques, en vue d’aménager des postes de travail individuels. Une pratique de l’ergonomie éloignée de ce que ces professionnels considèrent comme leur cœur de métier : analyse de l’activité, coconstruction collective de pistes d’amélioration des conditions de travail. « Les ergonomes sont aux prises avec des contraintes gestionnaires de temps et de reporting », explique Jennifer Laussu.
Cependant, ces derniers arrivent parfois à utiliser la porte d’entrée d’un aménagement technique individuel pour initier des interventions de prévention collectives. « Nous essayons de ne pas nous faire happer par la machine gestionnaire », précise un autre professionnel. Avec la psychologue du travail, cet ergonome a réussi à convaincre sa direction d’expérimenter une démarche inédite pour le service : former les acteurs de l’entreprise à l’analyse du travail pour qu’ils puissent eux-mêmes engager des actions de prévention et d’amélioration des conditions de travail.
- 1Les ergonomes que Santé & Travail a pu contacter ont tous souhaité témoigner anonymement. Ces professionnels de santé au travail ne sont pas des salariés protégés.