Contrôle médical sous influence
Dans les industries électriques et gazières, un arrêté donne désormais les pleins pouvoirs aux médecins-conseils pour s’opposer à un arrêt maladie prescrit par le généraliste. Après avoir tenté sans succès de faire annuler cette disposition par le Conseil d’Etat, la CGT a saisi l’instance européenne dédiée aux droits sociaux.
Ce fut une très désagréable surprise pour Jessica Lopez, mise en demeure le jour de la fête de la musique de juin 2022, de reprendre son activité en dépit d’un arrêt maladie prescrit par son médecin. Atteinte d’une pathologie douloureuse pour laquelle elle a subi une intervention, cette salariée de la Compagnie nationale du Rhône s’est vu refuser son arrêt par le médecin-conseil des industries électriques et gazières (IEG). Une reprise du travail forcée, sous peine d’être privée de salaire. L’arrêté du 27 décembre 2021 portant sur le contrôle médical du régime spécial de ce secteur permet désormais au médecin-conseil de contester un arrêt maladie sans recourir à une expertise médicale. Auparavant, une telle expertise était diligentée en cas de désaccord entre le médecin-conseil et le médecin traitant. L’agent pouvait rester en arrêt dans l’attente des conclusions. « J’ai réussi à retarder ma reprise en posant tous mes congés, puis j’ai perdu trois semaines de salaire. J’ai dû retourner au travail en raison des pressions de ma hiérarchie », explique Jessica.
Médecins-conseils rémunérés par les employeurs
Alain Carré, ancien médecin du travail impliqué dans différentes associations d’aide aux victimes du travail et membre du syndicat CGT des médecins du travail des IEG, s’insurge contre cette nouvelle disposition : « L’essence même du système IEG ne permet pas de garantir une indépendance des médecins-conseils. De plus, ces derniers ne connaissent pas les conditions de travail. » A la différence de leurs homologues des caisses primaires d’assurance maladie (Cpam), qui ne sont pas sous l’influence des entreprises, les médecins-conseils des IEG sont directement rémunérés par les employeurs. Les conditions d’exercice et d’indépendance des uns et des autres sont ainsi difficilement comparables. Pour tenter de faire annuler cette mesure limitant la possibilité d’être en congé maladie pour les agents du secteur, la Fédération des mines et de l'énergie CGT a saisi le Conseil d’Etat. « Ce texte impose aux salariés de retourner au travail. Je m’inquiète en particulier pour les agents arrêtés pour risques psychosociaux », observe Alain Delaunay, référent santé et travail au sein de cette fédération. La haute juridiction administrative a reporté la mise en œuvre de la disposition en avril 2022 dans l’attente de la mise en place des commissions de recours amiables. « Sur le fond, le Conseil d’Etat a validé le dispositif », regrette l’avocat Cédric Uzan-Sarano, conseil de la fédération CGT. Ces commissions sont à l’image de celles qui existent dans le régime général, mais il revient au médecin-conseil national des IEG de désigner les deux experts qui y siègent. Peut se poser là-encore la question de leur impartialité.
Une bataille sur plusieurs fronts
Cette commission ayant validé en novembre dernier la reprise du travail de Jessica, la salariée, épaulée par la CGT, a saisi le pôle social du tribunal judiciaire d’Avignon pour contester la décision. Aucune date d’audience n’est encore fixée. L’organisation syndicale s’est de son côté adressée au Comité européen des droits sociaux chargé d’examiner le respect de la « charte sociale européenne ». Sa prise de position n’aura sans doute pas de conséquence immédiate pour les agents des IEG, mais elle devrait néanmoins permettre aux avocats des juridictions civiles de l’utiliser dans les futurs contentieux sur les arrêts maladie. « Le gouvernement n’est pas terrorisé à l’idée d’être condamné par ce comité. D’ailleurs nos adversaires n’ont pas émis d’objection à ce que notre requête soit débattue », indique Cédric Uzan-Sarano. Quant à Jessica, fragilisée, elle dit avoir « craqué » à la suite d’une remarque de sa supérieure hiérarchique. « En raison de douleurs au bras qui m’empêchaient de conduire, j’étais en télétravail. Ma cheffe a considéré que je devais poser une journée de congé, car le micro de mon ordinateur fonctionnait mal. Cela a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », raconte-t-elle. A la suite de l’intervention d’Alain Delaunay, Jessica a néanmoins pu changer, temporairement, de médecin-conseil. Mais elle confie se sentir aujourd’hui dans l’incapacité de reprendre son activité. Sollicités par Santé &Travail, le gouvernement et la Compagnie nationale du Rhône n’ont pas souhaité commenter les nouvelles dispositions introduites par cet arrêté.