« Pour une coopération conflictuelle sur le travail bien fait »
A la fameuse qualité de vie au travail, Yves Clot, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) préfère… la qualité du travail. Son dernier ouvrage, Le prix du travail bien fait, devrait inspirer les préventeurs dans la lutte contre les risques psychosociaux.
Pourquoi cet ouvrage ? Pourquoi maintenant ?
Yves Clot : Le travail bien fait est à nos yeux la clé de la santé au travail, celle du corps et celle de l’esprit. On se base sur une clinique, qui est notre marque de fabrique depuis longtemps, selon laquelle la performance réelle n’est pas vouée à détruire la santé. La performance n’est pas seulement le chiffre comptable mais aussi bien l’efficacité du geste, la qualité du produit ou la possibilité individuelle et collective de se reconnaître dans ce qu’on fait.
L’idée du livre est de rendre publique et de transmettre notre expérience en la questionnant, pour le plus grand nombre possible d’acteurs de la prévention, notamment pour notre communauté de psychologues du travail. Nous y décrivons de manière méthodique les trois expérimentations que nous avons conduites dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, un Ehpad, en Normandie, à l’usine automobile Renault de Flins et avec les éboueurs de la ville de Lille. Le manuscrit était prêt au début de l’année 2020. Avec la crise sanitaire, il nous a fallu, avec mes coauteurs Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain et Mylène Zittoun, réfléchir de nouveau. Nous n’avons jamais cru à l’avènement du « monde d’après », promu dans une certaine euphorie intellectuelle. L’introduction rend hommage aux soignants.
Vous soulignez qu’avec la crise du Covid-19, l’administration hospitalière s’est mise au service du soin. Ce renversement des rapports de forces a-t-il été exceptionnel ?
Y. C. : Il faut se rappeler la situation de départ. L’action du personnel hospitalier a débouché sur le « Ségur de la santé ». Les urgentistes ont dû gérer la pénurie et réorganiser le travail sur la base de l’intelligence collective. Cette expérience est historique, même si elle a été momentanée, parce qu’ils ont trouvé des idées auxquelles personne n’avait pensé jusque-là. C’était créatif. Les hospitaliers ne se sont pas contentés de dire : « On avait raison contre les gestionnaires » ; ils ont montré la force, ici vitale, du travail bien fait. On ne soupçonne pas la puissance transformatrice de cette perspective. Le collectif inter-hôpitaux a questionné le pouvoir de décision sur l’organisation des soins. Les soignants ont pu prendre des libertés avec leurs habitudes de travail, ils ont relevé la tête : développer son pouvoir d’agir procure un vrai plaisir éthique.
Vous dites qu’il y a un prix à payer pour que le travail soit bien fait. Lequel ?
Y. C. : L’approche du travail bien fait présente un avantage : personne n’ose soutenir que la mauvaise qualité du travail n’a pas d’importance. On gagne donc du temps pour arriver à un « diagnostic partagé » ! Mais, cette étape franchie, le conflit de critères saute aux yeux. Quand, dans le cadre de la méthode dialogique que nous utilisons, on demande à chacun d’évaluer les critères de qualité de son propre travail, au sein du collectif ou avec la hiérarchie, ceux-ci deviennent discutables par les autres (voir l'encadré). Le destin de ce conflit n’est pas écrit, et on n’a aucune certitude de trouver une solution en bout de course. Le prix à payer, c’est donc d’abord la remise en cause de ses propres manières de faire. C’est ainsi qu’un collectif peut acquérir le crédit nécessaire pour faire autorité auprès des directions. La reconquête du pouvoir d’agir sur les choses fait reculer le pouvoir sur autrui dont abusent trop de directions. Sans cela, il n’y a pas de vraie transformation du travail.
Le terme de conflit effraie en entreprise. Pourquoi est-il selon vous essentiel ?
Y. C. : S’il y a trop de conflits « effrayants », c’est qu’il n’y a pas assez de conflits de critères autour du travail bien fait. Lorsque ces derniers sont refoulés, ils empoisonnent les rapports entre directions, encadrement, salariés, clients ou usagers. Notre clinique permet justement d’organiser le dialogue sur ces conflits de critères. Il conduit à des arbitrages, qui sont le produit de cette confrontation. Arbitrages qui, soumis à l’épreuve de l’expérience, sont réversibles s’ils ne font pas leurs preuves sur le terrain. C’est cette coopération conflictuelle sur le travail bien fait que nous défendons, plus propice à l’action collective, loin des compromis factices du « dialogue social ».
Vous dressez un inventaire critique de tout ce qui se fait depuis des années sur les risques psychosociaux. Pourquoi rien ne marche-t-il réellement ?
Y. C. : Il y a eu beaucoup de réflexions sur la question de la santé au travail et sur la participation des salariés. Déjà, au début des années 1980, les lois Auroux leur donnaient un droit d’expression. Sauf que celle-ci devait se faire en présence de la hiérarchie ; or des analyses citées dans notre livre montrent que c’était contre-productif. Les professionnels doivent pouvoir se préparer entre eux, en vue de l’indispensable dialogue avec l’encadrement. On peut avoir de l’estime pour les espaces de discussion sur le travail. Mais le drame de ces politiques, c’est qu’elles méconnaissent la cloison étanche qui existe au sein des entreprises entre les directions opérationnelles, qui pilotent la performance, et les ressources humaines ou RH, qui « gèrent » la qualité de vie au travail. La ligne RH, en lien avec les organisations syndicales, est affranchie de l’enjeu de performance qui demeure du ressort exclusif des décideurs.
Notre intervention consiste à « casser » cette division dans l’activité de direction. Nous mettons plutôt sur la table la manière d’organiser la performance. Trop souvent, les acteurs de prévention acceptent que les directions opérationnelles conservent le privilège de définir l’efficacité, plaçant donc cette question hors d’atteinte dans la discussion. Mais si on n’institue pas le conflit de critères au cœur des décisions qui engagent le travail concret, on ne fait que du palliatif.
Votre méthode mise beaucoup sur les « référents métiers », ces salariés élus pour représenter leurs pairs dans les échanges avec le management. Pourquoi ?
Y. C. : Quand le collectif a fait ses preuves dans l’examen des situations, son analyse – qui force souvent le respect mais peut aussi appeler l’objection – mérite d’être rediscutée avec les dirigeants. L’expérience nous a appris que cette discussion est possible « en direct » avec des interlocuteurs désignés dans les collectifs. Ces « référents métiers » instruisent les dossiers du travail réel. Ils doivent apprendre, et les hiérarchies aussi, à tenir le choc du dialogue, un peu comme les intervenants que nous sommes. Notre livre explique comment cette fonction de référent a vu le jour dans l’action, jusqu’à l’élection par les pairs pour assurer leur légitimité.
Les référents ne font-ils pas concurrence aux élus du personnel ?
Y. C. : Il ne s’agit pas de créer un canal bis de représentation des salariés. Il y a un risque mais les référents représentent le travail. L’originalité des expérimentations conduites est qu’elles se font en présence des organisations syndicales ; ces dernières jouent un rôle de tiers entre le management et les référents pour éviter le face-à-face. C’est un préalable pour nous. Chez Renault, les quatre organisations syndicales représentatives étaient parties prenantes de la démarche ; avant que la CGT ne s’en retire pour s’opposer à la politique de l’entreprise en continuant de soutenir les référents. Le CSE pourrait les accueillir en son sein pour contribuer à refonder le système de relations professionnelles.
Votre ouvrage se termine sur une vision plus politique, celle d’une écologie du travail. Que recouvre cette notion ?
Y. C. : Le travail « ni fait ni à faire » empoisonne la vie. Nous le montrons à propos de l’épidémie. Souvenez- vous du scandale automobile du « dieselgate », des mensonges sur la défaillance des moteurs du Boeing 737 MAX, ou encore du lait infantile contaminé de Lactalis. Le sacrifice de la qualité du travail est à l’origine de ces catastrophes, qui exposent la santé publique et environnementale. A notre niveau, nous cherchons à faire du travail quelque chose de civilisateur.
Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, par Yves Clot avec Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain et Mylène Zittoun, La Découverte, 2021.
Ethique et travail collectif. Controverses, par Y. Clot, Erès, 2020.
Agir sur la qualité du travail. L’expérience de Renault Flins, par Jean-Yves Bonnefond, Erès, 2019.