La coopération, socle d’une autre dynamique économique
La période actuelle invite à tirer un trait sur le productivisme industriel. Et à y substituer un modèle plus durable fondé sur la reconnaissance du travail vivant, de nature à favoriser l’essor de services immatériels répondant aux besoins citoyens.
La crise sanitaire et ses implications sociales et économiques ont mis en évidence d’une manière particulièrement aiguë la nécessité de penser une transition de notre modèle de développement et de notre rapport au travail, héritages de la période industrielle, vers une dynamique plus soutenable sur les plans de l’environnement, de la santé et de la démocratie. L’impact des activités productives sur la biodiversité s’est retourné contre l’humanité tout entière. La globalisation industrielle et financiarisée a affaibli la capacité des Etats à prévenir puis prendre en charge les effets de la pandémie, en provoquant des difficultés d’accès à des services fondamentaux : la santé, l’alimentation, l’éducation, la mobilité. L’arrêt brutal de l’activité pendant des semaines, conjugué avec l’éclatement concomitant de bulles spéculatives, installe le risque d’une récession sur le long terme, se traduisant par une augmentation du chômage et une aggravation de la précarité. En Europe, et particulièrement en France, la réponse des pouvoirs publics a permis d’absorber en partie le choc du confinement. Mais nous sommes confrontés à un changement d’ordre structurel ; les politiques de relance appliquées après les crises du XXe siècle ne semblent pas adaptées au contexte actuel, car une extension supplémentaire du productivisme industriel n’est ni possible ni souhaitable.
Place aux ressources immatérielles
Pour répondre au défi posé par la crise écologique, il est nécessaire de réduire considérablement les externalités négatives des activités productives, c’est-à-dire les effets induits sur les ressources naturelles et l’environnement. Cela passe par une diminution de la fabrication de biens, tout en améliorant leur usage, et par davantage de services immatériels. Voilà qui créerait, dans le même mouvement, de nouvelles solidarités de proximité en lien avec les grandes fonctionnalités de la vie. Le confinement a montré qu’il est possible de réduire les atteintes à la biodiversité et de réorienter les savoir-faire vers des activités relationnelles, essentielles dans la société. L’évolution du modèle actuel pourrait dès lors s’appuyer sur les expériences de résilience nées pendant cette période. Et, à partir de là, dessiner une nouvelle trajectoire de développement aux échelles locales, régionales, nationales, voire européenne, fondée sur la reconnaissance du travail réel et de la coopération. Celle-ci est parfois assimilée à l’entraide, à la collaboration ou encore à des formes de coactivité. Ici, nous défendons un concept plus large et plus opérationnel, comme pivot d’une nouvelle orientation économique et politique. Car la coopération permet d’articuler de manière organique les trois plans où se joue le destin du travail vivant.
Sa première dimension renvoie à la reconnaissance du travail réel dans les entreprises, à travers des formes d’organisation et des pratiques managériales attentives à l’expérience professionnelle des personnes. Il est question ici de la qualité des rapports entre collègues, entre services ou équipes, entre cadres et subordonnés. Mais il y a aussi une coopération « transverse », c’est-à-dire l’échange avec les clients, usagers ou bénéficiaires de l’activité, là où se joue plus essentiellement le processus de création de valeur. La relation de service, levier d’un développement déconnecté du flux matière et attentif aux besoins sociétaux, requiert une organisation plus attentive au contenu du travail, à travers des espaces d’échange, de réflexivité et de délibération. En effet, la pertinence et la qualité du service rendu reposent sur l’engagement subjectif des professionnels, leur créativité et les arbitrages opérés en situation réelle. La coopération, créant une rupture par rapport à la gestion taylorienne centrée sur la coordination, représente à la fois un enjeu de performance et de santé pour les travailleurs.
Répartition plus équitable de la valeur
Mais l’organisation du travail ne peut pas être pensée indépendamment du modèle économique de l’entreprise, dont dépendent les relations avec ses clients et fournisseurs. Là se situe la deuxième dimension de la coopération. Pour diminuer les effets de leur activité sur le plan environnemental comme sur le plan sociétal, les entreprises doivent se dégager de la logique de « chaîne de valeur », qui organise des rapports de force problématiques car concurrentiels entre les acteurs et une répartition inéquitable de la valeur, en décalage avec les efforts productifs. La rentabilité économique ne peut plus reposer centralement sur la croissance des volumes ou sur des normes financières imposées par le marché. Elle doit être en lien avec la contribution de l’entreprise à la prise en charge des besoins d’un bassin de vie, ce qui passe par sa capacité à interagir avec d’autres acteurs. L’émergence d’« écosystèmes coopératifs territorialisés », particulièrement à l’échelle des PME et des TPE, et le renforcement de figures entrepreneuriales comme les Sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) représentent des voies prometteuses.
Sur le plan sociétal, représentant la troisième dimension de la coopération, se dessine une nouvelle orientation démocratique qui accorde à l’engagement dans le travail, aux savoir-faire professionnels et à la délibération une place renouvelée. Les décisions des entreprises et les politiques publiques des collectivités territoriales ont besoin d’être davantage reliées à l’expérience du travail et à la coopération des acteurs, afin de développer les ressources immatérielles de l’activité, ces dernières devenant stratégiques. La création, à l’échelle des territoires, d’un environnement favorisant ces nouveaux rapports économiques et d’espaces de discussion citoyens sur la stratégie des organisations sont un facteur de résilience face à la crise et un rempart contre des dérives autoritaires de la société. La coopération est à entendre ici, à l’instar de certaines utopies du XIXe siècle, comme un projet politique pour la société.
Un nouvel écosystème
L’émergence de démarches de coopération territoriales, pilotées par une gouvernance participative, est déjà une réalité. Et elles ont montré leur pertinence à l’occasion du confinement. C’est le cas, par exemple, de l’écopôle1
alimentaire de Gohelle, un Pôle territorial de coopération économique (PCTE) situé dans le bassin minier du Pas-de-Calais2
. Ses finalités sont multiples : renforcer l’agriculture biologique dans la production locale, favoriser l’accès à une alimentation durable pour le plus grand nombre ; réaliser des travaux de recherche et développement sur les processus de transition économique et alimentaire. Concrètement, prenant en compte les externalités liées au fait de devoir se nourrir (des impacts sur les sols à ceux sur la santé des citoyens), la structure anime un écosystème composé de producteurs, de consommateurs, de professionnels et de services de la ville permettant de mutualiser des moyens autour de plusieurs enjeux : accompagner la conversion en bio des agriculteurs, faciliter la réinsertion professionnelle de personnes éloignées de l’emploi, faire fonctionner un système de paniers solidaires pour les plus démunis, organiser des ateliers de cuisine pour apprendre à manger sain... Une monnaie alternative, « la Manne », rend possible la valorisation des engagements citoyens et des échanges relocalisés. L’organisation se ménage du temps, pour des retours d’expériences collectifs et une gouvernance partagée entre les acteurs impliqués.
En définitive, prendre appui sur la reconnaissance du travail vivant comme source d’innovation se présente comme une utopie nouvelle mais concrète. Concrète car elle peut se déployer, ici et maintenant, tout en traçant une perspective de développement durable. Elle dessine les contours d’une nouvelle humanité. Une telle approche amène chacun, d’une part, à faire un travail sur soi pour mieux comprendre l’activité des autres, et d’autre part, à s’inscrire dans des espaces délibératifs locaux pour contribuer à la prise en charge des grands besoins de la vie. De ce point de vue, la coopération relève de l’émancipation par et dans le travail.