Les corps soumis de l'industrialisation
Dès avant le milieu du XIXe siècle, la première industrialisation expose les ouvriers à une intensification du travail et à de nouveaux produits toxiques. Le discours médical accompagne cette dégradation des conditions de travail avec beaucoup d'ambiguïté.
En 1700, le médecin italien Bernardino Ramazzini publie un Essai sur les maladies des artisans, où il identifie et décrit les pathologies inhérentes à plusieurs dizaines de métiers. Bien que l'ouvrage ne soit traduit en français qu'en 1777, par Antoine François de Fourcroy, il constitue dans l'Europe des Lumières la référence inépuisable de l'étude des maladies et malformations d'origine professionnelle. Un siècle et demi plus tard, dans son célèbre Tableau de l'état moral et physique des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (1840), le médecin parisien Louis René Villermé prend le contrepied de son diagnostic, en affirmant que la mauvaise santé des ouvriers est essentiellement liée à leur mode de vie hors travail. Ces deux conceptions opposées témoignent du glissement qui s'est opéré en plus d'un siècle d'industrialisation, au moment où la discipline et la soumission des corps deviennent un paramètre essentiel de l'organisation de la production artisanale et industrielle.
Chapeliers et doreurs, victimes du mercure
Au cours du XVIIIe siècle, le développement économique augmente la productivité du travail, apporte de nouvelles techniques de fabrication et introduit des produits toxiques dans certains métiers. Ainsi, le nitrate de mercure apparaît dans la chapellerie à Marseille en 1732, puis se diffuse à Lyon et à Paris au milieu du siècle. Le mercure est également employé dans la dorure ou l'étamage. De même, les pigments de peinture au plomb (en particulier le blanc de céruse), à l'arsenic ou au cuivre se répandent. Ce développement des arts insalubres est indissociable de la croissance de la consommation en produits de luxe - objets dorés, chapeaux, miroirs, papiers peints, etc. A Paris, les maladies des chapeliers, des doreurs et des broyeurs de couleurs alertent l'opinion éclairée dans les années 1770.
La fondation de la Gazette de santé en 1773, puis celle de la Société royale de médecine (SRM) en 1776 créent un contexte favorable à la description et à l'interprétation des principales affections sanitaires subies dans le monde du travail. Dès ses premières réunions, la SRM lance une vaste enquête en vue de recenser des professions pouvant être nuisibles et de rechercher des moyens de prévention. L'Académie des sciences prend le relais de cette démarche philanthropique : sous l'impulsion d'un généreux donateur, Jean-Baptiste de Montyon, elle propose, à partir de 1782, plusieurs prix extraordinaires récompensant les auteurs qui trouveraient les moyens de préserver les ouvriers des dangers auxquels les exposent leurs différents travaux. Ces deux démarches de l'élite médicale et scientifique française aboutissent à la collecte de nombreux mémoires. Ces moyens de connaissance sont aussi très souvent des dénonciations de conditions de travail mortifères, qui trouvent un écho chez certains observateurs sociaux, tel l'écrivain Louis Sébastien Mercier1 , ou au coeur même de l'administration d'Etat, avec le lieutenant général de police de Paris Jean-Charles-Pierre Lenoir.
A partir de 1789 s'opère un revirement spectaculaire. La disparition, en 1791, des grandes institutions de contrôle et d'encadrement de l'économie (communautés d'arts et métiers, inspection des manufactures), puis les nouveaux impératifs de la mobilisation révolutionnaire (1792-1795) aboutissent à la relégation au second plan de toute préoccupation relative à la santé et à la sécurité des ouvriers et des artisans. Les accidents se multiplient dans les ateliers, et il s'avère que ce sont à chaque fois des défauts de précaution ou des procédés de fabrication plus expéditifs qui en sont la cause. Le plus grave de ces accidents, l'explosion de la poudrerie de Grenelle à Paris, le 1er septembre 1794, tue plusieurs centaines d'ouvriers.
Dans le droit fil de l'ordre économique
Avec le régime napoléonien, les corps des ouvriers sont disciplinés. Le ministre de l'Intérieur, Jean-Antoine Chaptal, fonde la doctrine coercitive d'un biopouvoir2 : l'heure est à la statistique et au contrôle disciplinaire comme mode de gouvernement. En 1802, il crée à Paris un Conseil de salubrité pour réguler les nuisances industrielles. Ce n'est toutefois qu'après la nomination de Jean-Pierre Darcet (voir encadré ci-contre) au sein de ce conseil, en 1813, que cette instance commence à s'occuper de santé ouvrière.
Dans un cycle réitératif des préoccupations de la fin de l'Ancien Régime, les problèmes de santé au travail redeviennent d'actualité au début de la Restauration. Très vite, pourtant, ce regain philanthropique disparaît au profit d'une argumentation visant à réfuter l'influence nocive du travail. Chargés par les autorités de faire coexister l'habitat urbain et l'industrie et d'accompagner l'industrialisation, les hygiénistes parisiens du Conseil de salubrité protègent ainsi l'usine de céruse de Clichy, qui envoie pourtant dans les hôpitaux des centaines d'ouvriers atteints de saturnisme. Puis ils défendent la manufacture de tabacs de Paris : dans le premier numéro des Annales d'hygiène publique, en 1829, Jean-Pierre Darcet et Alexandre Parent-Duchâtelet écrivent un article fondateur qui critique les anciennes conceptions de Ramazzini.
Quelques années plus tard, Villermé réalise, à la demande de l'Académie des sciences morales et politiques, une enquête sur les ouvriers des usines textiles. Dans son rapport de 1840, évoqué plus haut, il reprend les conclusions de ses collègues du Conseil de salubrité : " Je n'insisterai pas davantage pour prouver que les ateliers ne sont point exposés à ces prétendues causes d'insalubrité. [...] C'est d'une manière indirecte, médiate, ou par les conditions de nourriture, de vêtement, de logement, de fatigue, de durée du travail, de moeurs, etc. dans lesquelles se trouvent les ouvriers, que les professions agissent le plus souvent en bien ou en mal sur leur santé. " Aussi, afin de limiter l'usure au travail, Villermé prône plutôt l'amélioration des conditions de vie à l'extérieur des ateliers et milite pour la hausse des salaires et la réduction du temps de travail. Le raisonnement, qui n'est pas totalement dénué de fondement, justifie pourtant la pérennité de travaux jusqu'alors considérés comme délétères et permet aux autorités publiques de conserver un ordre économique dans lequel le corps de l'ouvrier est désincarné.
En 1840, les analyses de Parent-Duchâtelet et Villermé font référence, s'imposent, fondent les politiques publiques d'hygiène industrielle et retardent de plusieurs décennies la création d'un corps d'inspection du travail. L'ouvrier cérusier Charles Gille peut alors chanter : " Enivrons-nous amis sans souci ni remords / Demain dans le travail nous puiserons la mort. "
À lire
" L'effacement du corps de l'ouvrier. La santé au travail lors de la première industrialisation de Paris (1770-1840) ", par Thomas Le Roux, Le Mouvement social n° 234, janvier-mars 2011.
" Les maladies professionnelles dans les Annales d'hygiène publique et de médecine légale, ou une première approche de l'usure au travail ", par Bernard-Pierre Lecuyer, Le Mouvement social n° 124, juillet-septembre 1983.
" Les artisans malades de leur travail ", par Arlette Farge, Annales ESC, septembre-octobre 1977.