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« Les coûts des lésions psychologiques liées au travail sont en nette hausse »

entretien avec Martin Lebeau, économiste à l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) au Québec
par Rozenn Le Saint / 18 juillet 2024

Dans une étude inédite menée au Québec, Martin Lebeau et ses collègues chercheurs montrent que le coût financier et social des troubles psychiques imputables au travail est aujourd'hui bien plus élevé que celui d'autres accidents du travail et maladies professionnelles.

Comment avez-vous évalué l’ensemble des coûts des troubles psychologiques liées au travail ?
Martin Lebeau : J’ai précédemment élaboré une méthode pour calculer l’ensemble des coûts liés aux accidents du travail et aux maladies professionnels (AT-MP) pour la société québécoise, c’est-à-dire les coûts assumés par les employeurs, les travailleurs et la collectivité. Sont pris en compte d’une part les coûts financiers essentiellement liés aux indemnités journalières, aux dépenses médicales, à la perte de la productivité, aux frais imputables pour le remplacement du travailleur, et d’autre part, le coût social humain en cas d’inaptitude permanente ou de décès. Nous avions remarqué que les coûts des lésions psychologiques liées au travail occupaient une part importante, sans avoir davantage de détails. Pour la première fois au Québec, nous avons réalisé un focus sur ces pathologies. Les coûts financiers et humains entraînés par les atteintes psychologiques acceptées à la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), survenues entre 2014 et 2019, ont été évalués à 1,01 milliard de dollars. Cela correspond à un coût annuel moyen de 169 millions de dollars [155 millions d’euros, NDLR] et un coût moyen par trouble de 121 590 dollars [111 500 euros]. En dollars constants, les coûts annuels de ces lésions ont augmenté de 195 % sur les six années de l’étude. Je m’attendais à une hausse, mais pas à ce point. Cela signifie qu’il est grand temps de se préoccuper davantage de la prévention des atteintes psychologiques liées au travail. Notre étude permet en particulier de prendre conscience de leurs coûts associés, plus importants que ce que l’on pourrait penser. Le coût moyen d’une lésion psychologique est en effet 70 % plus élevé que celui observé pour l’ensemble des AT-MP, notamment en raison d’une durée plus longue des arrêts de travail. 
 
Quelles sont les pathologies psychiques liées au travail les plus coûteuses ? 
M. L. : Sans surprise, les troubles liés au stress post-traumatique sont les plus fréquents. Il peut s’agir de réactions à des agressions physiques, les violences observées dans le milieu de la santé sont par exemple en hausse. Ces états de stress post-traumatiques peuvent aussi concernés des camionneurs, susceptibles d’être confrontés à un accident grave de la route, voire à des décès. Mais en termes de gravité et de coût moyen, la dépression est la maladie qui pèse le plus, soit 217 000 dollars en moyenne. Les durées d’indemnisation pour dépression sont plus longues, avec un temps de récupération nécessaire conséquent. Globalement, les atteintes psychologiques sont responsables de 288 jours d’indemnisation en moyenne par cas contre 119 jours pour l’ensemble des AT-MP. A priori, les résultats principaux de notre étude sont transposables en France. Et au Québec comme en France, il est plus difficile de faire reconnaître une atteinte psychologique comme un accident du travail ou une maladie professionnelle.
 
Certains secteurs d’activité sont-ils plus concernés que d’autres ?  
M. L. : Le secteur de la santé et celui du travail social sont ceux pour lesquels l’impact financier et humain est le plus important : des coûts totaux de 224 millions de dollars sur la période de l’étude, soit 22 % de l’ensemble des coûts estimés des atteintes psychologiques. Les femmes sont les plus touchées. Les secteurs du transport et de la logistique, qui concernent davantage les hommes, arrivent en seconde position. Vient ensuite l’administration publique. Les atteintes psychologiques des femmes sont plus nombreuses et représentent un peu plus de la moitié des coûts associés. Pour les femmes, les trois professions les plus concernées sont les caissières, les aides-soignantes et les éducatrices. Pour les hommes, il s’agit plutôt des camionneurs, chauffeurs-livreurs, gardiens, agents de sécurité et conducteurs d’autobus.
 
Dans quelle mesure la taille de l’entreprise joue-t-elle ?
M. L. : Je m’attendais à observer des écarts, mais pas aussi grands. Les coûts pour la société sont plus importants lorsque les entreprises sont de petite taille : 203 000 dollars par atteinte psychologique pour les entreprises de moins de dix salariés, 185 000 dollars pour celles ayant entre 10 et 49 salariés et 90 500 dollars pour celles de plus de 500. Plus l’entreprise est petite, moins il existe de ressources afin d’assurer la prévention, mettre en place des mesures pour un retour progressif au travail via un mi-temps thérapeutique par exemple. Dans les grandes entreprises, du personnel est entièrement dédié à la sécurité et à la santé au travail, ce qui n’est pas le cas dans les petites et moyennes entreprises (PME). D’ailleurs, je suis surtout sollicité par les responsables chargés de prévention de grands groupes : ils souhaitent estimer concrètement le coût total des AT-MP pour leur entreprise, ce que les actions de prévention peuvent permettre d’éviter comme coûts, dans l’optique de disposer de montants précis à mettre en avant face à leur direction. L’étude pourrait sensibiliser les dirigeants de PME, leur faire prendre conscience de la nécessité de renforcer la prévention et la prise en charge des atteintes psychologiques liées au travail. D’autant que c’est souvent l’aspect financier qui oriente les décisions des employeurs.

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