Covid-19 : attention au temps de travail !
Est-il raisonnable de travailler en vacation de 12 heures à l’hôpital quand on est aide-soignante dans un service de réanimation, ou 60 heures par semaine quand on est préparateur de commandes dans la grande distribution ? Certainement pas, répond la présidente de la Société d'ergonomie de langue française (Self)
Dans le contexte de la crise sanitaire actuelle, quel regard portez-vous sur les organisations de travail en 2 x 12 heures dans les services de réanimation ?
Béatrice Barthe : Cette organisation atypique du temps de travail s’est déployée massivement dans le secteur hospitalier depuis les années 80. 70% des établissements publics de santé l’ont mise en place. Les 2 x 12 heures concernent le plus souvent les infirmières, les aides-soignantes et les agents de service. C’est travailler 4 heures de plus qu’une journée standard de 8 heures ! Qui plus est, les soignants restent souvent plus longtemps que les heures déclarées puisque les temps de transmission ne sont généralement pas pris en compte.Cette crise sanitaire rend plus saillantes des problématiques de conditions de travail qui existaient déjà, mises en évidence par de nombreux travaux. Concernant la charge de travail, les aides-soignantes sont en général les plus touchées sur le plan de la santé par les organisations en 2 x 12 heures, en raison de la pénibilité physique associée à leur métier. Dans le cadre des soins apportés aux malades du Covid-19 en réanimation, les personnels soignants sont amenés à les manipuler plusieurs fois par jour, pour les retourner du dos sur le ventre et vice versa. En outre, les phases d’habillage et de déshabillage afin d’éviter les contaminations sont incessantes et finissent par être épuisantes. Leur charge psychique et émotionnelle doit être aussi très intense, avec l’accompagnement des malades jusqu’à la fin, en l’absence des familles, ou encore le fait de devoir travailler avec la crainte de participer, malgré eux, à la contagion des autres patients ou de leur famille. Les conditions de travail qui permettraient que les 2 x 12 heures soient acceptables ne peuvent pas être réunies dans cette situation, que ce soit en termes d’exigences physiques et psychiques du travail, de temps de repos nécessaire pour gérer la fatigue et la qualité des soins ou encore de conciliation avec la vie personnelle. Je ne suis pas certaine que l’organisation du travail actuelle permette aux soignants de prendre le temps de discuter de ces pratiques professionnelles inédites ou encore de former et d’intégrer dans les collectifs les nouvelles recrues pour faire face à cette pandémie.
Les soignants vont-ils tenir dans ces conditions de travail épuisantes, tant sur le plan physique que psychique ?
B.B. : Ceux-ci étaient déjà totalement épuisés avant cette crise sanitaire ! Cela fait des dizaines d’années qu’ils nous alertent sur le manque d’effectifs, leurs conditions de travail, sans que leurs plaintes soient entendues. Actuellement les personnels sont portés par l’urgence sanitaire, par leur formidable engagement professionnel et les attentes des citoyens. Ils ont sans doute essayé et trouvé de multiples stratégies dans le travail pour faire face à cette situation et tenir bon. L’hôpital, malmené depuis des années par les politiques publiques, a su adapter de façon spectaculaire son organisation pour gérer la crise. Mais les soignants ne pourront pas suivre ce rythme indéfiniment. Je suis surtout très inquiète pour l’après-crise. Je crains qu’ils ne s’écroulent physiquement et psychiquement. Ils vivent des situations traumatisantes.
En réponse à la crise sanitaire, le gouvernement a fait passer une ordonnance permettant de déroger aux durées de travail hebdomadaires, jusqu’à 60 heures dans les secteurs d’activités prioritaires. Cette mesure vous semble-t-elle appropriée ?
B.B. : Elle ne me semble pas être la meilleure réponse ; en tout cas je ne pense pas que ses conséquences sur la santé aient été bien mesurées. Cette ordonnance cherche à soutenir une plus grande flexibilité du travail en utilisant le temps de travail des salariés comme variable d’ajustement. Au-delà de la question des horaires, les secteurs et métiers concernés cumulent déjà d’autres formes de pénibilité. Les livreurs, les salariés du secteur de la logistique ou les aides-soignantes sont aussi exposés à des risques d’accidents, à des contraintes temporelles serrées, au port de charges et, aujourd’hui, à des risques biologiques, avec la peur de contaminer ses proches. A cela viennent s’ajouter les risques psychosociaux, des questions de conflits de valeur, sans parler des incertitudes sur l’emploi. Or, ce sont ces salariés, dont l’espérance de vie et l’espérance de vie en bonne santé sont déjà altérées, à qui l’on va demander de travailler 60 heures par semaine. Les enquêtes européennes ont montré que cette amplitude horaire hebdomadaire entraîne des effets délétères sur la santé. Il me semble qu’il est aussi urgent dans cette crise de prendre des mesures pour mieux protéger ces salariés, pour concevoir le travail autrement. Les chercheurs en sciences humaines et sociales ainsi que les intervenants en santé au travail doivent être sollicités pour éclairer les choix politiques de gestion de la crise.