Covid-19 : « Miser sur davantage de démocratie dans l’entreprise »
Pour François Daniellou, ergonome et expert de la sécurité industrielle, le déconfinement ne peut faire l’économie de débats sur le travail au sein des entreprises. L’intelligence collective des salariés doit permettre de minimiser les risques sanitaires de la pandémie.
La reprise annoncée de l’activité économique ne vous semble-t-elle pas prématurée au regard des risques encourus par les salariés ?
François Daniellou : Nous sommes dans une situation effroyablement complexe. Le coronavirus n’est pas le seul risque à gérer : le risque de fermetures en cascade de petites entreprises, de licenciements massifs doit être pris en compte. Si nous avons la chance en France d’avoir un système de chômage partiel, celui-ci ne pourra être assuré indéfiniment. On ne peut pas dire aux salariés qu’ils seront protégés du coronavirus à condition d’accepter la disparition de leurs entreprises. On peut mourir du Covid-19 mais aussi de faim, ou même de solitude. Faire un travail utile et reconnu comme tel est un puissant opérateur de santé. Et le chômage est la situation la plus pathogène pour les travailleurs.
En matière de sécurité, il faut accepter l’idée qu’il y a toujours un arbitrage à faire entre des effets positifs et des effets négatifs. Prenons l’exemple de la vaccination contre la rougeole. Nous savons que cette vaccination va sauver des milliers et des milliers de vies, mais elle va entraîner des effets secondaires graves chez un petit nombre. C’est, suivant les sujets, aux décideurs politiques ou industriels d’assumer les arbitrages, y compris sur le plan juridique. Mais il n’est pas possible de prendre de bons arbitrages sans écouter les représentants des bénéficiaires ou des victimes potentielles. La question de la transparence est fondamentale, il est nécessaire de partager les termes des problèmes complexes et d’expliquer les arbitrages. Celle de l’équité l’est tout autant. Les arbitrages doivent mettre tous les acteurs à juste contribution, actionnaires, hauts salaires, grandes fortunes, retraités aisés…
Enfin, je ne sous-estime pas que la principale difficulté réside dans les transports, notamment en région parisienne.
Sera-t-il possible de reprendre le travail dans les conditions d’avant la pandémie ?
F. D. : Je ne crois pas du tout qu’il sera possible de reprendre immédiatement le travail avec les cadences et la productivité d’avant. Un management qui imposerait une telle reprise sans discussion avec les salariés pourrait entraîner une très grande violence sociale, en plus des risques sanitaires. Il faudra du temps pour s’organiser, pour inventer comment bien faire le travail avec les nouvelles contraintes imposées par la pandémie. Cela doit passer par un débat local sur le travail avec les intéressés, le management et les institutions représentatives du personnel, dont les heures de délégation doivent être renforcées. Il ne suffit pas que les représentants du personnel discutent avec la direction, ceux-ci ne peuvent connaître les ficelles de tous les métiers pour organiser correctement la reprise.
Concrètement, pour discuter du travail, il faudra permettre aux équipes de s’asseoir autour d’une table, production arrêtée, avec leurs managers de proximité. Ces derniers vont jouer un rôle essentiel dans la réussite ou l’échec des reprises, mais encore faut-il leur donner les moyens d’agir. Les solutions ne peuvent être imposées d’en haut, y compris celles qui pourraient être négociées avec les confédérations syndicales au niveau national. Il faut miser sur l’intelligence collective et la subsidiarité, c’est-à-dire que les solutions ne doivent pas être prises à un niveau plus élevé que celui où elles peuvent être efficaces. Ce temps de débat sur le travail est aussi productif, les entreprises ne vont pas y perdre sur le plan économique.
Cette pandémie devrait-elle être l’occasion de changer le travail ?
F. D. : De nombreux salariés en activité malgré l’épidémie décrivent une profonde modification de l’organisation et de l’ambiance de travail : développement de la coopération, attention particulière aux collègues, modification des rapports hiérarchiques ou encore un plus grand respect du travail et de la parole de chacun. Il faut valoriser ces atouts pour travailler « le jour d’après ». Dans nombre d’entreprises, il est tout à fait possible d’organiser le travail afin que l’exposition au virus soit minime. Le prérequis est bien sûr que l’entreprise fournisse les protections à ses salariés. Mais l’organisation sur le terrain, ne serait-ce que pour respecter la distance de sécurité, ne peut être seulement prescrite. En matière de santé au travail et de sécurité, les actions ont d’autant plus de chances d’être efficaces qu’elles sont le fait des travailleurs eux-mêmes. J’ai par exemple été impressionné de l’inventivité des salariés d’une enseigne de grande distribution pour éloigner les clients des caissières. S’agissant du secteur du bâtiment, je fais le pari que les discussions entre compagnons sur la façon d’organiser le travail malgré l’épidémie permettront d’avoir des chantiers moins dangereux qu’en temps ordinaire. Les accidents et les morts sur les chantiers n’ont pas attendu le coronavirus. Si ces salariés sont écoutés, s’ils peuvent parler des problèmes rencontrés dans leur travail, on peut penser qu’il y aura moins de morts qu’avant.
La façon de réussir ce déconfinement serait d’avoir plus de démocratie dans les entreprises ?
F. D. : Absolument, miser sur plus de démocratie, c’est la seule façon de s’en sortir sur le plan sanitaire, économique et politique. Ce n’est pas gagné, car il n’est pas habituel en France de se mettre d’accord sur la complexité d’une situation à gérer, ni d’écouter les salariés. Nous sommes aujourd’hui dans une situation d’extrême danger politique, la façon dont cela va se passer dans les entreprises peut faire basculer les choses d’un côté ou de l’autre. La reconnaissance par tous les acteurs de la complexité, le respect et l’écoute des salariés sont des conditions absolument vitales pour la démocratie. Bien sûr, il n’est pas exclu que certains employeurs veuillent imposer la reprise dans des conditions très dégradées. Les inspecteurs et contrôleurs du travail devraient pouvoir contribuer à assurer que le débat sur les conditions d’un travail acceptable ait effectivement lieu avec les salariés et leurs représentants.