Des craintes sur la réforme du risque chimique
Le gouvernement aurait-il perdu le rapport Frimat sur la prévention du risque chimique ? Alors qu’une réforme est annoncée, plusieurs observateurs craignent que les mesures réglementaires à venir restent éloignées des recommandations faites il y a trois ans.
C’est parti ! Le secrétaire d’Etat chargé des Retraites et de la Santé au travail, Laurent Pietraszewski, a annoncé au début de l’été qu’un chantier majeur sur la prévention du risque chimique serait lancé le 6 octobre. Soit trois ans après les 23 recommandations du rapport Frimat sur le même sujet (voir « Sur le Net »). Ce chantier devrait aboutir à un décret d’ici la fin de l’année, qui sera présenté et discuté prochainement au sein de la commission spécialisée n° 2 (CS2) du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct), dédiée au risque chimique.
« Notre premier point de bataille sera la réintroduction d’un dispositif de traçabilité individuelle des expositions », prévient Sylvain Metropolyt, qui représente la CFDT à la CS2. Instaurée en 2001 pour les produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) et en 2003 pour les agents chimiques dangereux (ACD), l’obligation pour les employeurs de garder une trace des expositions de leurs salariés aux risques chimiques a en effet été peu à peu supprimée, sous les mandatures de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Censée assurer cette traçabilité, la fiche individuelle d’exposition a été abrogée en 2012, au profit de la création d’une fiche pénibilité, laquelle a été retirée en 2015 avec la mise en place du compte personnel de prévention de la pénibilité. Puis, en 2017, ce dispositif a lui-même été remplacé par le compte professionnel de prévention (C2P), qui ne prend plus en charge le risque chimique.
La France hors des clous face à ses obligations européennes
Il n’y a donc plus d’outil pour assurer la traçabilité individuelle des expositions. Un vrai problème. « Cette traçabilité est un élément primordial, qui permet de mettre en évidence des risques émergents et de vérifier les retombées des mesures de prévention à moyen et long terme, explique Brahim Mohammed Brahim, médecin du travail, spécialiste en ergotoxicologie. De plus, elle renseigne l’imputabilité à une exposition professionnelle d’une atteinte à la santé et fournit un appui à tout recours du salarié. » La France se retrouve aussi hors des clous face à ses obligations européennes. « La directive de 2004 sur les agents cancérogènes et mutagènes impose à l’employeur de tenir une liste des salariés exposés, précise Sylvain Metropolyt. Il faut donc que le décret soit très clair sur le sujet. » Cette contrainte rend le syndicaliste plutôt « confiant » sur ce point.
Il est moins optimiste concernant les valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP). Un groupe de travail de la CS2 planche depuis 2015 sur ce sujet brûlant. « D’après ce qui nous a été présenté en groupe de travail, ils veulent simplifier la réglementation et assouplir le mesurage systématique », déclare Jean-Michel Poupon, représentant de la CGT au sein de la commission. Afin de vérifier si les VLEP sont bien respectées, les articles R. 4412-27 et R. 4412-76 du Code du travail contraignent aujourd’hui les employeurs à réaliser des mesurages réguliers des concentrations dans l’air des substances toxiques, ACD ou CMR. « Peu d’entreprises font réaliser ces contrôles, notamment parmi les plus petites, remarque Sylvain Metropolyt. Il y a un consensus sur ce constat au sein du groupe de travail. » « Face à ces manquements, le gouvernement pourrait mettre en place des référentiels de branche, craint Jean-Michel Poupon. Des guides de bonnes pratiques, en quelque sorte. Par exemple, dans tel secteur, un salarié doit porter des habits de protection, ou bien ne pas utiliser plus de telle quantité de tel produit par jour. »
Les employeurs n’auraient ainsi plus l’obligation de mesurer quoi que ce soit. Il leur suffirait de montrer qu’ils ont tout mis en œuvre pour respecter leur référentiel de branche, qui risque d’être conçu loin de la réalité quotidienne de travail. « On n’en sait pas beaucoup sur cette idée des référentiels de branche. Mais s’ils sont élaborés de manière unilatérale par les employeurs, nous ne sommes pas du tout d’accord », avertit Sylvain Metropolyt. « Les entreprises manquent de moyens pour faire de la prévention, surtout les petites, et il faudrait les aider ? Pourquoi pas. Mais pas en simplifiant et en nivelant la réglementation par le bas. Là, on se dirige vers l’abandon de l’obligation de sécurité de résultat, et même de moyens, pour aller vers une obligation de bonne foi, c’est très grave », dénonce Jean-Michel Poupon.
Une invisibilisation accrue des maladies professionnelles
Les droits des salariés pourraient être aussi amenuisés par la fusion des réglementations sur les ACD et CMR, qui font pour le moment l’objet de textes différents. « En étant naïf, on pourrait ne pas y voir de problème. Mais, expérience oblige, on devine qu’il ne s’agit pas de fusionner les textes de façon progressiste », s’inquiète Philippe Saunier, de la CGT chimie. Le Dr Brahim partage ce point de vue. Le décret de 2003 sur les ACD précise que tout produit présentant un risque peut être considéré comme dangereux, y compris en raison de ses conditions d’utilisation1
. « On se penche là sur les conditions de travail et pas seulement sur le produit en lui-même ; c’est très intéressant, considère le Dr Brahim. Si un CMR n’est pas étiqueté comme tel, comme c’est le cas pour la moitié d’entre eux, on peut le faire rentrer dans la case ACD. Les deux se complètent très bien. S’il y a fusion avec la réglementation CMR, la définition large que permet le décret de 2003 va disparaître. Je n’en vois donc pas l’utilité, du point de vue de la prévention. »
En définitive, ce que redoutent les syndicalistes, c’est une invisibilisation accrue des maladies professionnelles, en particulier les cancers. D’après les enquêtes du ministère du Travail, 2,7 millions de salariés sont encore exposés à au moins un produit chimique cancérogène dans leur quotidien de travail2
. Soit 11 % de l’ensemble des salariés. Les ouvriers, jeunes, intérimaires et apprentis sont les plus concernés. Le secteur de la construction est le plus touché, avec plus d’un tiers des salariés exposés (36 %), suivi de l’industrie (18 %). Face à cette exposition massive, la prévention reste balbutiante. « Les quelques démarches initiées, plutôt dans les grandes entreprises, se limitent à une approche prescriptive, sans référence à la réalité du travail, déplore le Dr Brahim. Elles se résument à des contrôles formels des VLEP. Les équipements de protection individuelle sont le moyen privilégié, voire exclusif, de prévention, alors même que leur efficacité intrinsèque et leur port correct sont aléatoires. » Selon les données du ministère du Travail, près d’un tiers des salariés exposés à de l’amiante en 2017 ne bénéficiait d’aucune mesure de protection collective.
Des mesures coercitives ?
Pour limiter les risques, le Dr Brahim estime qu’il faudrait plutôt « élargir la gamme des VLEP, renforcer les obligations en matière de métrologie des ambiances de travail et le contrôle de leur réalisation ». Les syndicats sont d’accord mais pas les représentants des employeurs. « La question du contrôle, c’est un point de friction avec le patronat, qui pense qu’il y en a trop et, qu’en définitive, les moyens alloués au contrôle devraient être davantage consacrés à la prévention… », regrette Sylvain Metropolyt. Les retours du terrain disent pourtant le contraire. « En 2008, il y a eu une campagne de sensibilisation et de contrôle, pour accompagner la révision de la VLEP sur les poussières de bois, évoque le représentant de la CFDT. Et on sait aujourd’hui que c’est une des substances les plus mesurées. » L’instauration de mesures coercitives à destination des employeurs non respectueux de la réglementation en matière de risque chimique faisait d’ailleurs partie des 23 recommandations du rapport du Pr Frimat (voir son interview ci-dessous). Celui-ci proposait notamment d’introduire dans le Code du travail des amendes administratives. « On se demande un peu où est passé ce rapport », s’interroge Sylvain Metropolyt. Le gouvernement va-t-il reprendre certaines des recommandations de ce document, afin de mieux préserver la santé des millions de salariés ? Difficile à dire. Interrogé sur le sujet, le cabinet de Laurent Pietraszewski n’a pas souhaité s’exprimer.
- 1Selon le décret du 23 décembre 2003 relatif à la prévention du risque chimique, peut être considéré comme ACD « tout agent chimique qui en l’état ou au sein d’une préparation, peut présenter un risque pour la sécurité et la santé des travailleurs en raison de ses propriétés physico-chimiques, chimiques ou toxicologiques et des modalités de sa présence sur le lieu de travail ou de son utilisation ».
- 2Lire « Chiffres clés sur les conditions de travail et la santé au travail », Synthèse Stat’ n° 37, août 2021. Disponible sur https://dares.travail-emploi.gouv.fr
En août 2018, Santé & Travail avait révélé les 23 recommandations du rapport Frimat sur la prévention et la traçabilité du risque chimique. Remis au gouvernement en avril de la même année, il n’avait pas été rendu public. Et pour cause, les mesures proposées étaient jugées un peu trop coercitives pour les entreprises. A ce jour, seule celle sur la conservation du document unique d’évaluation des risques pendant quarante ans a été traduite dans la loi. A lire sur www.sante-et-travail.fr : « Le rapport Frimat propose un contrôle renforcé du risque chimique », par Rozenn Le Saint et Stéphane Vincent.