Crèches : les conditions de travail au cœur de la maltraitance
Dans un récent rapport sur les crèches, l’Inspection générale des affaires sociales a constaté une profonde dégradation des conditions d’accueil des enfants, liée à celle du cadre de travail des professionnels. Un constat corroboré par les personnels, sur le terrain.
En juin 2022, dans une micro-crèche de Lyon, une petite fille de 11 mois est décédée après qu’une auxiliaire de puériculture a admis l’avoir aspergée de Destop et forcée à en avaler. Ce drame a déclenché une enquête de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), qui a publié un rapport le 11 avril dernier. Ce document décortique le fonctionnement actuel des crèches, secteur d’activité qui regroupe 17 000 établissements et où travaillent 200 000 professionnelles. Intitulé « Qualité d’accueil et prévention de la maltraitance dans les crèches », il alerte sur la banalisation des violences faites aux enfants, en les corrélant à l’accroissement de la souffrance au travail chez le personnel.
Travail à la chaîne
Selon l’Igas, la dégradation des conditions d’accueil du jeune enfant est « indissociable » de celle des conditions de travail des professionnels, les pouvoirs publics ayant une responsabilité accablante dans cette équation. « Le rythme de travail séquencé, “à la chaîne”, vide l’activité de son sens », écrivent ainsi les auteurs du rapport. Ce rythme « favorise la négligence, et priorise les contraintes de réalisation de l’activité vis-à-vis des besoins des enfants », un public « en situation d’extrême dépendance et de vulnérabilité », insistent-ils. La liste est longue, mais la pression des horaires notamment (heure fixe de déjeuner, de change, de coucher...) renforce la « prééminence de la logique institutionnelle sur la réponse individualisée aux besoins ». Non-respect des rythmes individuels, change tardif alors que la couche est pleine, privation de nourriture, dévalorisation, humiliation, forçage à l’alimentation, violence verbale et physique. Les milliers de témoignages recueillis par les inspecteurs sont révoltants.
L’Igas s’inquiète du fait que les « logiques de rentabilité semblent transformer l’activité en gestion de flux, voire limiter la réponse aux besoins de l’enfant dans des logiques économiques (pression pour limiter le nombre de couches ou de gants utilisés par jour, quantité insuffisante de l’alimentation...) ». C’est le cas en particulier dans les structures privées à but lucratif, mais aussi dans des collectivités territoriales, où les élus mettent la pression sur le retour à l’équilibre budgétaire. Petit à petit, la violence se banaliserait et les actes maltraitants deviendraient « ordinaires », d’autant que « des facteurs de stress (niveau sonore, sur-mobilisation) diminuent les capacités de recul des professionnels et accentuent la réaction aux désagréments causés par les enfants (pleurs, sollicitations intempestives, cris, violence...) », signale le rapport.
« C’est le cadre qui est maltraitant »
« Voir enfin tout cela écrit noir sur blanc, alors que ça fait dix ans que l’on alerte sur cette dégradation des conditions de travail, c’est une bonne chose », se félicite Sophie Bournazel, éducatrice de jeunes enfant et syndicaliste CNT qui a mené un long combat sur le sujet dans la chaîne de crèches privées People and Baby. « L’Igas constate bien que c’est le cadre qui est maltraitant. Plusieurs médias ont tapé sur les professionnels – ce qui est compréhensible vu la gravité de certains actes – mais c’est oublier que certains tentent de bien faire leur boulot, mais qu’on les en empêche », alerte Marion Gorce, cofondatrice du Syndicat national des personnels de la petite enfance (SNPPE) et assistante de prévention dans une collectivité territoriale. Selon cette dernière, au quotidien dans les structures, « ni la caisse d’allocation familiale, ni la protection maternelle et infantile n’évaluent la qualité de l’accueil ». « Le seul mode de pilotage, c’est le taux d’occupation des berceaux », regrette-elle.
Anna1
, directrice d’une crèche dans le centre parisien, le confirme. Depuis deux ans, elle fonctionne « en mode dégradé, au prix d’une énorme souffrance au travail des équipes ». A tel point que la semaine dernière, le médecin du travail l’a diagnostiquée en burn-out. « On fait du remplissage. Si un enfant est absent, on est censé le remplacer au pied levé », explique-t-elle. Pour contrôler les retards ou les absences, une pointeuse vient d’être installée à l’entrée de sa crèche. Désormais, les parents devront badger quand ils déposent leur enfant le matin et quand ils le récupèrent le soir… Si l’occupation des 60 berceaux n’est pas assurée, la directrice se fera taper sur les doigts par sa hiérarchie – une grande association – et par la caisse d’allocations familiales (Caf), qui finance les structures d’accueil en fonction du nombre d’heures de garde effectuées, en lien avec la prestation de service unique (PSU).
En finir avec le remplissage
Parmi ses 38 recommandations, l’Igas réclame justement la fin de ce mode de financement à l’acte qui « a mis sous tension les établissements, donné aux professionnels le sentiment de s’engager dans une logique de “remplissage” plutôt que d’accompagnement, et a rigidifié les relations avec les familles ». Pire, selon le rapport, la PSU « prend peu en compte » des éléments « structurants » de la qualité : les temps de réflexion et de concertation au sein des équipes, ou d’analyse des pratiques en lien avec les découvertes sur le neurodéveloppement de l’enfant, ou encore de supervision et de soutien à la parentalité. Bref, la gestion comptable pénalise l’exercice du métier.
« J’ai l’impression de nourrir la bête lorsque je remplis tous ces tableaux Excel, censés prouver la rentabilité de la structure, commente Anna. C’est bien loin de notre cœur de métier, qui est d’accompagner les enfants et les nouveaux parents. » Celle-ci tente de résister aux injonctions paradoxales, en se concentrant sur la cohésion au sein de ses équipes et sur les besoins des enfants et de leurs familles. Certains parents vivent en hôtel social, d’autres ont des addictions ou des horaires de travail extensifs. « Il faudrait qu’on puisse être plus nombreuses, car la présence de professionnels formés et en nombre est le meilleur garde-fou contre les gestes inappropriés. On travaille avec de l’humain, de l’affect ; les enfants ne sont pas des pots de yaourt », s’exclame Julie Marty-Pichon, du collectif « Pas de bébé à la consigne », qui réclame une refonte du système depuis 2009.
Revoir le taux d’encadrement
En France, le taux d’encadrement des tout-petits est le plus faible d’Europe, avec un professionnel pour cinq enfants qui ne marchent pas, et un pour huit enfants qui ont acquis la marche. Mais un gestionnaire peut par défaut appliquer le 1 pour 6 quel que soit l’âge. « Ces taux d’encadrement datent de l’après-guerre, quand on considérait encore que les enfants de 0 à 3 ans étaient des tubes digestifs : on les langeait, on les posait dans un coin, il ne fallait pas que ça pleure », dénonce Julie Marty-Pichon. L’Igas regrette d’ailleurs que ce taux soit utilisé « comme un optimum alors qu’il devrait l’être comme un minimum ».
« On nous parle de taux d’encadrement, mais on devrait plutôt parler de taux de sécurité », déclare Jeanne2
, auxiliaire de puériculture dans la Manche. Après vingt-cinq ans d’expérience, elle est en arrêt longue maladie pour burn-out. Il a suffi de quelques semaines dans un nouvel établissement, où elle observait « des collègues qui faisaient les changes en levant très haut les fesses des petits, comme s’ils étaient des petits cochons pendus, et fonctionnaient par injonction : “ici on n’est pas une crèche de bébé à bras”, “un petit garçon comme toi, ça ne pleure pas” ». Forte de son expérience, elle leur a fait des remarques sur les gestes appropriés, mais on lui a reproché de prendre trop de temps pour les repas ou les changes.
Autre écueil important : dans la plupart des crèches, le turn-over est incessant. L’Igas pointe un contexte alarmant : « La pénurie de professionnels qui touche le secteur constitue un facteur aggravant autant qu’un symptôme. Les faibles niveaux de rémunération, la qualité de vie au travail, le sentiment de ne pas pouvoir accorder à l’enfant le temps dont il a besoin ne permettent pas d’attirer et de fidéliser le personnel. » Début juin, le gouvernement devrait faire des annonces sur la création d’un futur service public de la petite enfance, maintes fois repoussées. Les professionnels redoutent néanmoins que le rapport de l’Igas n’accouche d’une souris.