Crise : faut-il sacrifier les conditions de travail ?
Avec la crise, des voix libérales veulent réduire le droit communautaire en santé au travail, pourtant moteur de progrès dans les Etats membres. Claude-Emmanuel Triomphe, de l'association Astrees, en débat avec Kris De Meester, du patronat européen.
Selon la dernière enquête de la Fondation de Dublin1 , menée en 2010, les conditions de travail continuent de se dégrader en Europe. La crise risque-t-elle d'aggraver cette tendance ?
Kris De Meester : Il faut utiliser les chiffres de la Fondation de Dublin avec prudence. En effet, il ne s'agit pas d'une véritable mesure des conditions de travail, mais de la perception qu'en ont les travailleurs interrogés. Le simple fait que nous traversions une période de crise influence la manière dont ces derniers répondent. Les données ne doivent donc pas être interprétées comme des faits quantitatifs. De manière générale, nous ne pouvons pas parler d'une dégradation des conditions de travail. En effet, la Fondation met en évidence une relative stabilité de trois indices dans les 15 Etats membres qui ont participé à chaque édition de l'enquête depuis 1995. Ces indices sont les "compétences et autonomie du travailleur", le "bon environnement physique" et l'"intensité du travail". En revanche, on constate une amélioration importante de l'indice de "qualité du temps de travail" (durée, autonomie, heures supplémentaires...), qui provient en grande partie des réductions du temps de travail et de la diminution du travail en dehors des horaires normaux. Par ailleurs, le nombre d'accidents du travail et de maladies professionnelles a nettement reculé ces vingt dernières années. De plus, une grande majorité de travailleurs sont satisfaits de leur emploi et des conditions de travail. Une majorité déclarent aussi être en mesure d'effectuer le même travail jusqu'à l'âge de 65 ans. En résumé, nous vivons plus longtemps et en meilleure santé, nous n'avons jamais travaillé si peu et la charge physique du travail a fortement diminué. On ne peut en dire autant pour la charge psychique, mais elle est ressentie tout autant en dehors de la vie professionnelle. Il faut donc encore miser davantage sur la prévention dans la pratique. Un changement de mentalité des employeurs, des travailleurs, des pouvoirs publics et des experts s'impose, mais il faut se garder d'accroître la législation et les formalités.
Claude-Emmanuel Triomphe : L'interprétation que fait M. De Meester des résultats de cette enquête me paraît assez étonnante. Oui, la satisfaction au travail a évolué en bien, mais, pour autant, 60 % des travailleurs disent qu'ils ne voient pas comment ils vont pouvoir tenir jusqu'à 60 ans... Et ce, au moment où l'âge de la retraite est relevé un peu partout et où, dans certains pays, on évoque ouvertement les 70 ans ! Par ailleurs, contrairement aux idées reçues selon lesquelles les risques physiques seraient en diminution, la perception qu'en ont les travailleurs est inchangée sur vingt ans ! Le travail répétitif, qui occasionne entre autres les fameux troubles musculo-squelettiques (TMS), s'étend au lieu de se réduire. De même, si les risques psychosociaux - qui augmentent - ne sont pas que d'origine professionnelle, celle-ci est tout sauf négligeable. Reste la relation à la crise. Elle est présente à travers la crainte de perte d'emploi, en augmentation, ou à travers une perception croissante de la précarité. Attendons aussi de voir les effets de la crise sur longue période, car nous sommes loin d'en être sortis, et avec un focus sur les pays les plus touchés : Espagne, Grèce, Portugal, mais aussi Roumanie, pays baltes, Irlande, voire Royaume-Uni. Enfin, l'enquête de la Fondation, confirmant d'autres travaux, notamment de l'OCDE, montre combien la crise a été un facteur d'accélération des inégalités, y compris en matière de conditions de travail. Je crois qu'il y a là un sujet fondamental pour les Etats, les partenaires sociaux et toutes les institutions communautaires.
Que faire face à cette situation ? Définir une nouvelle stratégie communautaire pour renforcer la prévention contre notamment les cancers professionnels, les TMS, le risque d'usure au travail pour les salariés vieillissants, ou, comme cela semble être la position du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, considérer que ce serait un luxe en période de crise ?
C.-E. T. : La crise, bien que de niveau très inégal sur le continent, ne peut servir de prétexte à tout. L'amaigrissement ne peut tenir lieu de recette universelle ! L'abandon d'une stratégie communautaire et donc d'ambition sur ces enjeux de santé forts - pour les salariés comme pour les entreprises - est symptomatique des dérives et faiblesses de la Commission européenne, que la crise n'a fait que révéler. Si on suit la voie actuelle de la Commission, la santé au travail serait d'abord un coût ou un investissement peu rentable - alors que c'est le contraire qui est démontré ! - et l'Europe ne pourrait s'en sortir qu'en éliminant au moins en partie son modèle social. C'est sur la santé et la sécurité qu'une partie de ce modèle européen repose : sa déconstruction serait le signe de quelque chose de beaucoup plus fondamental. J'ajoute que la Commission, garante de l'esprit communautaire, est devenue plus que jamais l'otage des Etats, et des plus libéraux d'entre eux ! Je ne crois pas qu'en amadouant le Royaume-Uni et quelques autres, on obtienne de leur part un plus grand engagement communautaire. Bien au contraire... Enfin, quel jeu joue le patronat européen ? On entend parfois des arguments qu'aucune de ses organisations nationales, notamment les plus puissantes, n'oserait agiter dans son pays d'origine. Cela ne veut pas dire pour autant qu'on ne peut pas discuter délais ou qu'il ne faille pas réexaminer certaines politiques ou législations pour les adapter aux temps présents. Mais à condition de respecter l'esprit de progrès de l'Union.
K. D. M. : La vraie question n'est pas de savoir si nous avons besoin d'une nouvelle stratégie européenne. La position des organisations patronales ne vise pas à réduire progressivement le niveau de protection ou les acquis sociaux. Notre première préoccupation est une meilleure application de la législation existante, qui, soulignons-le, est déjà bien étendue. Nous n'avons pas besoin de nouvelles lois sur les substances cancérogènes ou les TMS. Il serait inutile d'ajouter une nouvelle "couche législative" de protection. Il faut appliquer dans la pratique ce qui existe. A quoi servirait une nouvelle stratégie si une grande majorité de mesures de la stratégie actuelle ne sont pas encore exécutées ? Les directions générales de la Commission compétentes en la matière sont tout simplement faibles et n'arrivent pas à intégrer le volet du bien-être des travailleurs aux volets plus stratégiques que sont la croissance économique et l'emploi.
Que pensez-vous de la proposition de la Commission de créer une législation à deux vitesses, à partir de janvier 2013, et d'exclure du champ d'application de la législation les microentreprises ?
K. D. M. : La Commission n'a absolument pas l'intention d'exclure les PME de la législation sur la sécurité et la santé. L'objectif de la proposition est d'éviter d'imposer aux PME des obligations administratives qui ne sont pas nécessaires. Il ne s'agit donc pas d'une législation à deux vitesses ou d'une diminution du niveau de protection des travailleurs des PME. Concrètement, la proposition vise à laisser la possibilité aux Etats membres d'exclure ces petites entreprises de l'obligation de réaliser une analyse de risques documentée.
Je pense que c'est une proposition très positive, car elle attire à nouveau l'attention sur le coeur du problème, à savoir la prise de mesures adéquates en matière de prévention et de protection. L'analyse de risque n'est qu'un instrument, pas un but en soi. Actuellement, lorsque ce genre de document est rédigé, il finit trop souvent dans un tiroir. Cette proposition est de nature à améliorer les choses.
C.-E. T. : On pourrait à première vue exempter, non pas des PME, mais des microentreprises (de moins de 5 salariés, par exemple), où l'évaluation des risques de toute façon n'a pas lieu et, quand elle a lieu, s'avère paperassière et sans aucune utilité pour la prévention. Mais cela à deux conditions. L'une est de faire en sorte que ce ne soit pas un principe général, dans un contexte où, au nom des PME, les demandes d'exception se multiplient. L'autre serait un engagement fort des PME en Europe de penser une démarche de prévention intégrée qui soit à la fois spécifique et ambitieuse.
Claude-Emmanuel Triomphe, vous avez coordonné la réalisation d'un code de bonne conduite européen pour limiter l'impact sanitaire des restructurations. Faut-il que la Commission rende obligatoires les principes que vous préconisez ?
C.-E. T. : Avec nos partenaires européens, nous préconisons dix principes, qui vont de la promotion d'un dialogue social efficace et innovant sur les restructurations à une sécurisation des transitions professionnelles pour tous, en passant, entre autres, par une prise en compte des principes de justice et, bien sûr, de la dimension santé dans les changements d'emploi. Il s'agit donc d'une approche globale et soutenable des restructurations, et qui inclut la question sanitaire. Il s'agit de lutter contre leurs effets délétères, mais aussi de rechercher une performance globale dans un contexte de plus en plus tendu de rareté des ressources humainesvieillissement démographique aidant ! En d'autres termes, soit nous ajoutons de la dépression à la récession, soit nous essayons de sortir par le haut. M. Barroso s'est prononcé il y a plus d'un an en faveur d'un cadre européen sur les restructurations. Si les mots ont un sens, cela veut dire une approche commune et coordonnée. Les méthodes peuvent différer : on peut penser autant à une directive telle que celle envisagée par le Parlement européen qu'à un accord-cadre entre partenaires sociaux européens ou, pourquoi pas, une recommandation adoptée à l'unanimité des Etats membres. Sans être partisans de la loi à tout prix, soyons réalistes : l'enquête de l'Agence de Bilbao sur les risques psychosociaux a montré que l'obligation légale reste le moteur principal de la mise en mouvement des entreprises. Si on peut faire autrement, pourquoi pas ? L'important, c'est le résultat et une manière de conduire les restructurations qui soit moins coûteuse pour les individus, les collectivités et les entreprises elles-mêmes !
K. D. M. : Je suis en grande partie d'accord avec M. Triomphe. Nous avons besoin d'une approche globale et intégrée des restructurations. La concertation et la collaboration avec la délégation des travailleurs à tous les stades d'un processus de restructuration en sont une composante. Je partage aussi sa conclusion. C'est le résultat qui compte. Mais en même temps, cela signifie pour moi que le chemin législatif est exclu. Il y a en effet des limites à ce qu'on peut atteindre par une approche législative. De plus, les restructurations restent un instrument important et nécessaire pour la survie des entreprises, leur diversification, pour innover ou croître dans une économie mondialisée qui connaît une transformation rapide.
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Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound), située à Dublin (Irlande).