La crise, vue de l'observatoire Evrest

par Corinne Renou-Nativel / avril 2016

Comment va la santé au travail en temps de crise ? Lors d'une journée d'étude sur ce thème, le 18 mars, les participants à l'observatoire Evrest ont confronté leurs pratiques et leurs résultats.

L'embarras du choix ! Entre les conséquences sociales des restructurations dans un établissement de l'industrie aéronautique, les risques psychosociaux dans un service hospitalier impacté par les restrictions budgétaires ou encore les changements de métiers dans une société de transport urbain, la journée d'étude de l'observatoire Evrest (Evolutions et relations en santé au travail) sur la santé au travail en temps de crise n'a pas manqué de matière. Le 18 mars dernier, 260 médecins du travail, infirmiers et statisticiens se sont retrouvés à Paris pour cette seconde rencontre nationale de leur réseau. Ils ont confronté leurs constats et pratiques et débattu de la façon dont les acteurs de prévention dans l'entreprise peuvent s'emparer des résultats des études chiffrées. Exploitations de données agglomérées dans le fichier national Evrest et études des statistiques locales d'une entreprise se sont succédé.

"Plus souvent à la hâte"

Céline Mardon, statisticienne et ergonome au Centre d'études de l'emploi, s'est intéressée aux liens entre conditions de travail et crise de l'emploi dans plusieurs secteurs entre 2008 et 2014. "Les relations ne sont ni très simples ni uniformes, note-t-elle. On remarque que dans les secteurs avec des baisses d'effectifs, le travail est réalisé plus souvent à la hâte. Cela dit, la progression d'effectifs n'est pas garante d'une amélioration des conditions de travail, puisqu'elle s'accompagne souvent de contraintes physiques accrues."

Un dispositif de suivi de la santé des salariés

En place au niveau national depuis 2008, Evrest (Evolutions et relations en santé au travail) est un observatoire par questionnaire coconstruit par des médecins du travail et des chercheurs. "Les enjeux de santé au travail ont une dimension temporelle extrêmement importante, d'où l'intérêt d'un outil permanent de veille et de suivi, souligne Anne-Françoise Molinié, chercheuse au Centre d'études de l'emploi, impliquée dans Evrest depuis sa création. Par ailleurs, les médecins du travail souhaitaient que les chiffres balisant le champ de la santé des salariés dans leurs entreprises ne se réduisent pas aux seuls décomptes des accidents du travail et maladies professionnelles, partie émergée de l'iceberg." Le questionnaire est bref (un recto-verso), mais balaie de nombreux champs (conditions de travail, appréciations sur le travail, formation, mode de vie et état de santé). Les quelque 900 médecins du travail qui participent chaque année au dispositif le proposent au moins aux salariés nés en octobre des années paires, qui constituent l'échantillon national. "Mais tout médecin qui souhaite utiliser Evrest dans une entreprise ou un secteur, seul ou avec des collègues, peut l'étendre à un plus grand nombre de salariés et ajouter ses propres questions ; on compte environ un millier d'études locales depuis la création de l'observatoire", précise Anne-Françoise Molinié.

Une autre étude présentée a traité de la peur de perdre son emploi et des "liens entre cette peur, les conditions de travail déclarées par les salariés et leur santé", relate Ariane Leroyer, maîtresse de conférences et praticienne hospitalière. Sur l'échantillon des années 2013 et 2014, soit un peu plus de 26 000 salariés, un salarié sur huit a répondu "oui, tout à fait" ou "plutôt oui" à la question : "Travaillez-vous avec la peur de perdre votre emploi ?" Un résultat jugé relativement positif par Ariane Leroyer : "Cela signifie que sept salariés sur huit travaillent sans cette peur, ce qui est plutôt rassurant." Si les variations entre hommes et femmes ne sont pas significatives, elles sont un peu plus marquées entre les moins de 35 ans et les 35-49 ans : 11 % des premiers sont concernés, contre 14 % des seconds. "En revanche, il existe un fort lien avec la catégorie socioprofessionnelle souligne Ariane Leroyer. Plus on va vers les catégories socioprofessionnelles basses (employés et ouvriers, surtout non qualifiés), plus les réponses sont affirmatives."

La précarité joue aussi, mais moins qu'on ne pourrait le penser : si 12 % des personnes en CDI affirment craindre de perdre leur emploi, ce chiffre monte seulement à 18 % pour celles en contrat précaire. Lætitia Rollin, praticienne hospitalière dans le service de médecine du travail au CHU de Rouen, a mené une analyse qualitative sur un échantillon de 70 salariés. "Pour certains intérimaires, travailler de cette façon est un choix parce que, qualifiés, ils savent qu'ils retrouveront un poste, observe-t-elle. En revanche, des personnes en CDI ou même des fonctionnaires peuvent avoir cette peur, souvent pour des raisons de santé, comme un infirmier qui a expliqué craindre de ne plus pouvoir rester travailler au bloc opératoire à cause de problèmes d'articulations." Parmi les salariés se déclarant en insécurité, on trouve ainsi davantage ceux qui ont changé d'emploi au cours des douze derniers mois, notamment pour des raisons médicales.

Ariane Leroyer relève également une nette corrélation avec certaines caractéristiques du travail : "L'intensité du travail, les exigences émotionnelles, l'autonomie, les rapports sociaux et les conflits de valeurs sont très fortement liés à la question de travailler avec la peur de perdre son emploi." C'est particulièrement le cas pour les conflits de valeurs : ceux qui ne les vivent pas ne sont que 8 % à évoquer cette peur, contre 30 % pour ceux chez qui ils sont très présents. "Les salariés vivant avec la peur de perdre leur emploi se sentent plus souvent contraints d'accepter des tâches contraires à leur éthique", indique Ariane Leroyer. Axé sur le ressenti des salariés, le questionnaire peut également rendre compte d'une crainte associée à une rumeur de fermeture de l'entreprise. "Le contexte général de crise et de chômage renforce lui aussi la peur de perdre son travail", ajoute Lætitia Rollin.

Troubles neuropsychiques

Sur le versant santé, enfin, Evrest permet de savoir si les salariés ayant peur de perdre leur emploi sont plus particulièrement victimes de douleurs aux membres supérieurs, au rachis ou de troubles neuropsychiques (troubles du sommeil, fatigue et anxiété associés). Un lien fort est constaté entre la peur de perdre son emploi et ces atteintes, mais il ne résiste pas toujours à un examen plus approfondi, où sont pris en compte l'âge, le sexe, la catégorie socioprofessionnelle ainsi que les contraintes physiques et psychosociales. "La relation n'existe alors quasiment plus entre le fait de travailler avec la peur de perdre son emploi et les plaintes concernant les membres supérieurs ou les vertèbres, poursuit Ariane Leroyer. Ces plaintes s'expliquent notamment par la fréquence plus importante des contraintes physiques. En revanche, pour les plaintes neuropsychiques, un lien significatif persiste avec l'insécurité au travail." De quoi confirmer la conclusion qu'a formulée de son côté Céline Mardon : entre crise de l'emploi et crise du travail, les liens sont forts, multiples, mais pas toujours simples.

En savoir plus
  • L'observatoire Evrest (Evolutions et relations en santé au travail) dispose d'un site dédié : http://evrest.alamarge.org. Les internautes y trouveront une présentation du dispositif et des publications relatives aux données recueillies par l'observatoire.