Les débuts prometteurs de l'OIT

par Isabelle Lespinet-Moret maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Paris 10-Nanterre / octobre 2008

Créée en 1919 afin d'améliorer la condition ouvrière, l'Organisation internationale du travail (OIT) est parvenue, en dix ans, à instaurer un dialogue entre Etats, patrons, salariés et experts pour promouvoir la prévention des risques professionnels.

Etablir une législation sociale applicable dans tous les pays pour améliorer la condition des salariés et l'organisation du travail : telle est la visée de l'Organisation internationale du travail (OIT), créée en 1919 par le traité de paix de Versailles (voir encadré ci-dessous). "La protection des travailleurs contre les maladies générales ou professionnelles et les accidents du travail", mentionnée dans le préambule du Bureau international du travail (BIT) - son organe exécutif -, est affichée comme une priorité et la voie choisie, inédite, est le dialogue tripartite entre les délégations des Etats, des patrons et des salariés. Jusqu'au début des années 1930, les réseaux français jouent un rôle influent sur l'activité de l'OIT. Durant cette période, le BIT est dirigé par le socialiste Albert Thomas, tandis que le conseil d'administration est présidé par Arthur Fontaine, ancien directeur du Travail. A la disparition de Fontaine et de Thomas (morts respectivement en 1931 et 1932), les Anglo-Saxons assureront la succession.

 

Les deux entités de l'OIT

L'Organisation internationale du travail fait pendant à la Société des nations (SDN) pour préserver la paix sociale et a été conçue par des réformateurs sociaux de différentes nations industrialisées (politiques, hauts fonctionnaires, syndicalistes) lors de la Conférence de Washington de 1919. Elle siège brièvement à Londres, avant de s'installer à Genève en 1920. En son sein, deux entités distinctes se partagent la tâche : la Conférence internationale du travail et le Bureau international du travail (BIT). Celui-ci est chargé de préparer les projets soumis à la Conférence. Il est investi d'une mission scientifique de documentation, de recherche et de diffusion sur tous les aspects de la production et du travail. Les études et enquêtes sont menées par des experts qu'il nomme ou par ses propres fonctionnaires. A noter que l'OIT compte actuellement 188 Etats membres, contre 26 lors de sa mise en place.

 

Le legs d'avant-guerre

L'OIT s'inscrit dans la filiation de l'Association internationale pour la protection légale des travailleurs (AIPLT), fondée en 1900 par des politiques, des juristes, des médecins, des ingénieurs et quelques syndicalistes rassemblés lors de l'Exposition universelle de Paris. L'objectif de cette association était de forger un courant d'opinion favorable à l'intervention de l'Etat, d'infléchir les législations des pays industrialisés et de sensibiliser les parlementaires aux questions du travail. Les premiers sujets de débat et d'accords ont porté sur la santé : les conséquences du travail de nuit des femmes et des enfants, de l'emploi du plomb dans la peinture ou du phosphore dans la fabrication des allumettes. L'OIT reprend ces thèmes. Ainsi, dès la Conférence initiale de Washington d'octobre 1919, l'assemblée débat des maladies professionnelles et du risque industriel à travers l'emploi des femmes dans les travaux insalubres, un chantier ouvert par l'AIPLT en 1904, à Berne (Suisse). Puis, à partir de la Conférence de 1921, les discussions concernent l'ensemble des travailleurs et abordent les risques du charbon, du phosphore et du plomb.

A cette pratique d'échanges scientifiques dans les milieux réformateurs internationaux, la mise en place de l'OIT offre une instance permanente de dialogue tripartite, dont les acteurs doivent faire l'apprentissage. La Conférence réunit par sessions des délégations nationales constituées de représentants des Etats, des syndicats de salariés et du patronat, appelées à débattre puis à établir des conventions et des recommandations, dans le but d'amener les Etats à une uniformisation de leur législation sociale. Au début des années 1920, le patronat pratique parfois la politique de la chaise vide. Les débats sont souvent houleux, car la reconnaissance des maladies professionnelles revendiquée par les délégations des salariés se heurte à l'hostilité des représentants des chambres de commerce et d'industrie, des délégués patronaux en général, ainsi qu'à l'extrême prudence des délégués des Etats. Ces oppositions sont particulièrement marquées dans le cas du saturnisme et ne permettent pas de parvenir à un consensus. Celui-ci achoppe sur les questions de la détermination des responsabilités, de la prédisposition du salarié ou de la mise en danger par l'exposition à un produit dans le cadre d'un travail.

Progressivement, les mentalités évoluent et le dialogue s'instaure. En 1929, à Lyon, "70 représentants de la Confédération générale du travail discutaient pied à pied avec les médecins, avec les patrons, avec les représentants du gouvernement, pour obtenir une amélioration de la loi de réparation des maladies professionnelles". Ce témoignage d'Albert Thomas montre le chemin parcouru en quelques années : le tripartisme est une notion intégrée, l'intérêt porté par les délégations ouvrières aux questions d'hygiène industrielle a grandi et les résistances patronales à l'encontre de la réparation des maladies professionnelles se sont assouplies. La qualité des experts a joué un rôle essentiel dans cette évolution.

Avant-guerre, les scientifiques réformateurs oeuvrant à la sécurité et à la santé des travailleurs se battaient en ordre dispersé. En 1919, la première session de la Conférence débouche sur l'idée de créer un service public d'hygiène "spécialement chargé de sauvegarder la santé des ouvriers". Par sa permanence, le Comité d'hygiène industrielle offre aux experts - inspecteurs du travail ou médecins spécialisés en pathologie du travail - "la possibilité d'un travail coordonné et méthodique", comme le souligne Albert Thomas. Il permet de susciter une émulation bénéfique entre des personnalités brillantes et portées par une même foi dans le progrès social. Ces experts se font mieux entendre, le BIT ayant une mission scientifique de documentation et de diffusion.

 

Vulgarisation scientifique

La Conférence s'adjoint par ailleurs une commission des travaux insalubres composée de 21 membres, dont une section dirigée par un médecin italien, le Dr Carozzi, est dédiée aux maladies professionnelles. Cette instance d'expertise lance un grand nombre d'études sur la fatigue au travail et les maladies professionnelles. Elle s'efforce d'établir une nomenclature des maladies professionnelles et de vulgariser les travaux des médecins sur la santé des travailleurs.

A l'aube des années 1930, le bilan de l'OIT est loin d'être négligeable. Si une attention particulière est portée à la situation des femmes (notamment enceintes) et des adolescents, au nom des principes anciens de sauvegarde de la population, la question de la santé au travail a été élargie aux autres travailleurs, qu'ils soient ouvriers d'usine, employés de magasin ou ouvriers agricoles, mais aussi à des milieux de travail et à des produits divers. Les recommandations ou les conventions ont fait avancer le travail d'uniformisation de la législation sociale, même si l'épreuve de la ratification par chacun des Etats en a freiné l'application.

La mission de vulgarisation scientifique s'est concrétisée par la réalisation d'une Encyclopédie d'hygiène industrielle et par la multiplication des moyens de diffusion (revues, brochures, diapositives et films) édités par le BIT. Le public visé est celui des médecins, des inspecteurs du travail, des syndicalistes, des employeurs et des ingénieurs. Le BIT a mis l'accent sur la pédagogie en direction des employeurs et des salariés pour favoriser une prise de conscience des risques et une organisation individuelle et collective de la prévention. Les solutions préconisées portent sur l'hygiène industrielle (entretien des ateliers, ventilation, évacuation des poussières et des vapeurs), la lutte contre le risque machine (protection des machines, vêtements et accessoires de protection) et la déclaration des accidents du travail et maladies professionnelles.

En une dizaine d'années, l'OIT a ainsi contribué à sortir les questions de santé au travail de l'invisibilité et à jeter les bases d'une logique de prévention des risques professionnels. Mais le coût de l'insécurité et de la morbidité liées au travail est resté très alarmant. La prévention faisait ses premiers pas...

En savoir plus
  • Albert Thomas au BIT, 1920-1932. De l'internationalisme à l'Europe, par Denis Guérin, Institut européen de l'université de Genève, 1996.

  • Les mains inutiles. Inaptitude au travail et emploi en Europe, par Catherine Omnès et Anne-Sophie Bruno, Belin, 2003.

  • Pour en savoir plus sur les activités actuelles de l'Organisation internationale du travail, consulter son site officiel : www.ilo.org