Une décennie d'offensive contre le risque industriel
Avec l'explosion de la raffinerie de Feyzin, en 1966, s'ouvre une décennie de mobilisation inédite. Etendant leurs préoccupations à l'environnement, les militants syndicaux de la chimie font alors de la prévention du risque industriel une priorité d'action.
Le 4 janvier 1966, une fuite de propane à la raffinerie de pétrole de Feyzin (Rhône) provoque un incendie qui mène à l'explosion de cinq sphères de stockage. Bilan de la catastrophe : 18 morts et près de 90 blessés, ainsi que des dommages matériels considérables dans une zone à forte densité industrielle et urbaine. L'événement ouvre une décennie de conflits sanitaires et environnementaux, qui conduisent certains secteurs du mouvement syndical à repenser leurs pratiques militantes.
Lorsque survient l'explosion, cette raffinerie de l'Union générale des pétroles (UGP, future Total) est ouverte depuis deux ans. Implantée au sud de Lyon, dans le couloir de la chimie, elle fournit aux fleurons de ce secteur d'activité (Solvay, Rhône-Poulenc, Kuhlmann) les dérivés pétroliers nécessaires aux fabrications emblématiques des décennies de haute croissance, telles les matières plastiques. L'infrastructure témoigne aussi de la transition énergétique : le pétrole, en détrônant le charbon, est devenu la source d'énergie dominante. Solidaire d'un système productif complexe, la raffinerie est donc un symbole d'une modernité économique qui s'accompagne d'une transformation du monde ouvrier.
Le CHS, un "monument" enfin investi
Si l'explosion de Feyzin marque les esprits par son ampleur, l'accident industriel n'est pas rare dans le couloir de la chimie. Moins de six mois après, une nouvelle explosion tue cinq salariés de Rhône-Poulenc, à Saint-Fons. Sur un territoire où les accidents appartiennent à l'ordinaire - ils se succéderont avec régularité dans les années 1970 -, la protestation convergente des salariés et des riverains relève en revanche de l'extraordinaire. Cette mobilisation vient bousculer l'habitude d'une gestion discrète des nuisances par l'industrie.
Les militants de la CFDT, bientôt suivis par leurs homologues cégétistes, investissent alors le comité d'hygiène et de sécurité (CHS). Ce qui les conduit à s'interroger sur l'évolution de leurs pratiques en matière de santé et d'environnement, à l'instar de Pierre Perrot, technicien chez Rhône-Poulenc. Dans une formation que ce dernier dispense en juin 1971, il invite les cédétistes du Sud-Est à développer leur activité au sein du CHS et à repenser leurs priorités syndicales. Il prône d'abord une approche globale du mode de vie des salariés, en affirmant que "la lutte pour la santé des travailleurs et de la population est la lutte pour un des aspects fondamentaux de la condition salariale : il est au moins aussi important que d'autres". Pour cela, il entend renforcer les structures interprofessionnelles afin d'organiser une action syndicale à l'échelle de territoires exposés aux inégalités environnementales. Enfin, le CHS, "monument que les militants ignorent le plus souvent", est présenté comme un instrument pour accroître le contrôle des salariés sur les risques du travail (substances utilisées, pénibilité...), mais aussi pour contester l'autorité patronale sur la finalité de la production.
Longtemps perçus comme des exécutants de la politique patronale, les CHS sont largement transformés sous l'effet de la conflictualité sociale des années 1968. Une cohorte de syndicalistes enrichit l'instance de nouvelles fonctions, dont celles de lancer des alertes lors des accidents et d'informer riverains et élus locaux sur les nuisances chroniques des usines. Les salariés peuvent aussi être appelés à l'action. En 1969, par exemple, les CHS des usines Saint-Gobain et Rhône-Poulenc de Saint-Fons sont à l'initiative d'un débrayage des salariés, inquiets à la suite d'une émanation toxique. Au cours de la décennie suivante, il est fréquent que des communiqués syndicaux alertent la population lors d'épisodes de pollution.
Passant outre l'absence d'un volet environnemental dans les attributions du CHS, ce volontarisme syndical constitue une réaction face à des formes d'inaction de l'Etat et des entreprises. De même, transgressant le cadre légal, des municipalités exposées aux nuisances se dotent d'une commission dédiée à l'environnement et sollicitent régulièrement les élus des CHS des entreprises locales. La récurrence de ces initiatives contraint le législateur à reconnaître l'importance de l'investissement syndical et, par le décret du 1er avril 1974, à renforcer les moyens et pouvoirs des CHS... mais sans intégrer la pollution industrielle dans le champ de ses compétences.
Ne pas vendre sa santé
Au sein des structures de la CFDT, cet investissement des CHS transforme l'ordre des préoccupations militantes. En avril 1969, lors de la première réunion d'un éphémère groupe confédéral de prévention des accidents et des maladies professionnelles, le principe de monétarisation des risques sanitaires est critiqué, avant de l'être par les sections syndicales de la chimie à partir de l'été 1970. "Il ne suffit pas de recevoir une prime d'insalubrité. Nous ne voulons pas vendre notre santé contre de l'argent", proclament ainsi des militants cédétistes d'Ugine-Kuhlmann Ces discours mettent en évidence la banalisation de la compensation financière des atteintes à la santé des travailleurs (dans le cadre juridique hérité de la loi de 1898 sur les accidents du travail) comme à l'environnement (par des accords négociés entre les entreprises et certains particuliers).
L'action syndicale qui portait sur la réparation des risques professionnels se déplace vers une logique de prévention, dans et hors l'entreprise, en liant indissociablement les préjudices sanitaires à la dégradation de l'environnement. En 1974, la Fédération unifiée de la chimie CFDT fonde un groupe sur les produits toxiques, le GP-Tox, pour susciter une prise en charge des risques sanitaires par les salariés eux-mêmes. Des alertes sont alors lancées vers les institutions publiques de recherche afin que soient menées des enquêtes sur des produits aux effets méconnus. Dans le Rhône, ce sont les cancérologues du Centre international de recherche sur le cancer qui sont mis à contribution par les travailleurs de la chimie.
Deux ans de coalition avec les riverains
Au milieu des années 1970, plusieurs conflits territoriaux sont portés par des coalitions de salariés et de riverains qui entendent prévenir les risques industriels. En juillet 1976, l'usine Pechiney de Pierre-Bénite rejette de l'acroléine dans le Rhône, tuant 300 tonnes de poisson ; en décembre, une explosion se produit dans l'atelier de fabrication de cette substance. Pendant près de deux ans, salariés et riverains se mobilisent, interrogeant à la fois les risques sanitaires liés à l'acroléine et l'utilité sociale de sa production.
Toutefois, à partir de 1977, non seulement les activités des CHS sont plus fréquemment entravées par des initiatives patronales, mais nombre d'industries polluantes élaborent un discours rassérénant. L'action syndicale se replie vers l'espace du travail et les habitudes de monétarisation des risques professionnels sont réactivées. Mais si ces mobilisations de 1966-1977 sont peu à peu tombées dans l'oubli, elles ont ouvert des failles dans le paradigme de la compensation financière des préjudices sanitaires. Ces brèches continuent d'être travaillées par des acteurs - syndicalistes, riverains, scientifiques - soucieux d'imposer un principe de précaution face aux risques industriels.
"Un récit ouvrier sur la violence environnementale. La communication syndicale dans l'affaire de l'acroléine à PCUK Pierre-Bénite (1975-1978)", par Renaud Bécot et Gwenola Le Naour, Sciences de la société (à paraître en 2018).
"Syndicalisme et risque industriel : entre le militantisme et l'expertise. Le cas du ''Groupe Produits Toxiques'' de la CFDT", par Denis Duclos, Culture technique n° 11, 1983.
Les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans les établissements de fabrication de produits chimiques, par Sonia Granaux, thèse de sociologie, EHESS, 2010.