Les décrets médecine du travail enfoncent le clou
Très attendus, les décrets d'application de la loi réformant la médecine du travail ont été publiés fin janvier. Ces nouvelles dispositions, qui entreront en vigueur le 1er juillet, ont renforcé l'opposition d'une partie de la profession.
La loi réformant la médecine du travail, adoptée en juillet 2011, avait été ardemment combattue par des médecins du travail1 . Le deuxième acte, avec la publication le 30 janvier dernier des décrets d'application concernant le fonctionnement et l'organisation des services de santé au travail (SST), ne les rassure pas du tout. " Cet ensemble de mesures entérine les orientations données dans la loi, voire les aggravent ", déplore Mireille Chevalier. Pour la secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST) et pour une partie de la profession, la loi a non seulement occulté les principaux enjeux, mais elle est aussi porteuse de risques de dérive du système. Ainsi, elle confie aux directions des SST, nommées par les employeurs, la possibilité de mener des actions de santé au travail. C'était auparavant le domaine exclusif des médecins du travail. Par ailleurs, si la gouvernance des services interentreprises a été aménagée avec un conseil d'administration désormais paritaire, la présidence et sa voix prépondérante restent le privilège des employeurs, qui conservent de fait leur pouvoir. Face à cette domination gestionnaire, les lieux de contre-pouvoir comme la commission de contrôle ou la commission médico-technique voient leurs attributions s'élargir dans les décrets, mais leur rôle reste essentiellement consultatif.
Pas grand-chose pour les infirmiers
Les attentes des professionnels portaient également sur une reconnaissance de l'indépendance des personnels formant l'équipe pluridisciplinaire, celle-ci pouvant être désormais sollicitée par la direction des SST pour mener différentes actions dans les entreprises. Les textes renforcent la protection des médecins du travail, mais les intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) doivent se contenter d'une vague garantie de leur indépendance, à savoir qu'ils " ne peuvent subir de discrimination en raison de leurs activités de prévention ". En revanche, à part une consultation formelle de la commission de contrôle en cas de licenciement, pas grand-chose n'est prévu pour les infirmiers, dont les missions sont pourtant appelées à se développer. Ces soignants, de même que les assistants administratifs, vont pouvoir désormais siéger au sein de la commission médico-technique. Cette instance, chargée d'élaborer les projets pluriannuels des services, était jusqu'à présent ouverte au président du service et aux représentants des médecins et des IPRP. " Les médecins, qui sont les seuls personnels bénéficiant d'un statut protégeant réellement leur indépendance, seront le plus souvent en minorité ", souligne Jean-Michel Domergue, médecin du travail dans le Val-de-Marne. " Il ne sera pas difficile pour les employeurs d'instrumentaliser certains membres de cette commission en cas de désaccord ", ajoute un autre professionnel.
Cette question de la présence médicale ne s'arrête pas à la seule commission médico-technique. C'est l'existence même de la profession qui est en jeu, à court terme. Le collectif Sauvons la médecine du travail, qui réclame l'abrogation de l'article prévoyant le recrutement de " médecins collaborateurs ", dont on ne connaît pas réellement les conditions d'exercice, estime que 80 % de l'effectif des médecins du travail va partir à la retraite d'ici à 2021. " La réforme ne règle pas du tout cette question de pénurie, fulmine Mireille Chevalier. Au contraire, tout est mis en oeuvre dans les décrets pour accompagner ce déclin en adaptant les moyens à l'existant. "
Ainsi, la référence au nombre maximal d'entreprises et d'examens médicaux annuels est supprimée. " Le médecin du travail pourra se voir imposer les effectifs par le biais de l'agrément [délivré au service de santé au travail, NDLR], sans autre limite que la seule réserve de la direction régionale du Travail, qui n'a jamais contrôlé celui-ci ", constate Bernard Salengro, de la CFE-CGC. En outre, la fréquence des visites médicales va encore diminuer. Si leur espacement reste de 24 mois au maximum, l'agrément du service peut prévoir une périodicité supérieure. La visite avec le médecin serait remplacée par un entretien avec un infirmier du service. Autant dire que, dans le contexte de pénurie, cette possibilité va rencontrer un vif succès, ce qui pose un problème pour la pratique de la clinique médicale. " L'entretien avec les salariés est déterminant pour déceler les pathologies émergentes liées au stress ", juge André Causse, médecin du travail dans l'Essonne.
La surveillance renforcée... allégée
Dans la même logique, le suivi médical de salariés bénéficiant d'une surveillance renforcée, du fait de leur exposition à des travaux pénibles ou à un risque particulier, est allégé. Exit les mères d'enfants en bas âge et les salariés ayant récemment changé d'activité. De surcroît, cette surveillance médicale renforcée ne se fera plus nécessairement au moyen d'une visite médicale. Le texte parle d'" examens de nature médicale selon une périodicité n'excédant pas 24 mois ". Quant à la durée d'arrêt maladie nécessaire pour passer la visite de reprise, elle est rallongée à 30 jours, alors que, dans le cas d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, cet entretien était obligatoire après seulement 8 jours d'arrêt. " Un nombre important d'arrêts inférieurs à cette durée ne vont plus être visibles, regrette Marie Pascual, médecin du travail en Seine-et-Marne. Cette visite représente un moyen d'analyse du risque et de la gestion de la sécurité par l'entreprise. On nous prive d'un outil pertinent d'amélioration de la prévention. "
Les salariés les plus précaires tels que les intérimaires, dont le suivi médical est particulièrement difficile à organiser du fait de leur éclatement entre différents employeurs, n'échappent pas à cette dégradation. " Cette réforme était l'occasion de changer ce système en obligeant les services à créer des structures communes pour ces travailleurs, commente Marie Pascual. Mais en donnant la possibilité aux sociétés de travail temporaire de s'adresser au service autonome de l'entreprise dans laquelle l'intérimaire est détaché ou à un service interentreprises proche de son lieu de travail, cela accentue encore cet éparpillement si préjudiciable. "
Prenant acte du manque de médecins du travail, la réforme, selon Jacques Darmon, médecin du travail en région parisienne, " n'a pas d'autre objectif que de pouvoir répondre aux besoins de fourniture d'avis d'aptitude des employeurs. Pour cela, on agit sur les deux paramètres envisageables : l'augmentation des effectifs de salariés à suivre et l'espacement des visites médicales, sans se poser la question de l'intérêt de l'aptitude ". Jean-Marc Bilquez, de Force ouvrière, va plus loin : " A travers cette réforme, on cherche à se débarrasser des médecins du travail, ces empêcheurs de tourner en rond. " Le syndicaliste relève un seul point positif dans le nouveau texte : le remplacement de la notion de physiologie humaine par celle de santé physique et mentale. " Cela souligne une reconnaissance de la dimension psychosociale de la santé au travail ", note-t-il.
" Renversement des pratiques "
Face à cette opposition, seules deux organisations, la CFDT et la CGT, soutiennent les évolutions2 " Nous avons exprimé nos désaccords sur certains points, tels que la gouvernance ou la restriction de la surveillance médicale renforcée ", précise Jean-François Naton, de la CGT, qui a toujours plaidé pour une intégration de la médecine du travail à la Sécurité sociale" Cette vision finira par triompher, assure-t-il. La loi et les décrets constituent un pas en avant, notamment dans la mise en oeuvre de politiques régionales permettant d'établir des liens entre santé au travail et santé publique. " La réforme apporte, en effet, un élément nouveau : le contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens entre un service de santé interentreprises, la direction régionale du Travail et les organismes de Sécurité sociale, établi après avis du comité régional de prévention des risques professionnels. " Ce renversement des pratiques, poursuit Jean-François Naton, va probablement se heurter à la résistance d'une partie du patronat et de certains directeurs de service qui ne sont pas prêts à jouer le jeu. Nous allons entrer dans une période de bataille où, sur ces questions de santé, le syndicalisme joue gros. "
" Il va déjà falloir se battre pour imposer aux directeurs de véritables équipes pluridisciplinaires par secteur et non pour l'ensemble d'un service, prévient Jacques Darmon. Mais comme pour toute réforme, elle sera surtout ce que nous en ferons, professionnels et acteurs sociaux. "