Un demi-siècle d'ergonomie
La Société d'ergonomie de langue française (Self) fête ses 50 ans. L'occasion de retracer l'évolution de cette spécialité, qu'il s'agisse de ses terrains d'intervention, de ses problématiques, de ses méthodes ou du "profil" de ses experts.
Le mot "ergonomie" est la transcription en langue française du néologisme anglais ergonomics, forgé en 1949 pour désigner une nouvelle discipline vouée à l'adaptation du travail à l'homme. Déjà utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale à des fins d'optimisation de matériels militaires, l'ergonomie s'est développée ensuite en de nombreux pays, dans tous les milieux de travail, à commencer par ceux présentant des conditions de travail pénibles et dangereuses. Si, fondamentalement, les critères sont restés inchangés, ils ont été adaptés en passant de la guerre au temps de paix, des milieux militaires aux milieux civils. Et c'est bien le propre de l'ergonomie que de s'adapter toujours aux conditions particulières des terrains d'application, qu'il s'agisse de santé ou de sécurité des personnes ou d'optimisation des matériels et des environnements.
L'idée de développer et d'appliquer les connaissances scientifiques à l'amélioration du travail humain, avec des objectifs conjoints de santé, de sécurité et d'efficience, était déjà exploitée par des médecins et des physiologistes au cours des siècles précédents, particulièrement au XIXe siècle. Au XXe siècle, des psychologues se joignent à ce mouvement. S'appuyant sur les progrès de la chimie, de la biochimie, de la toxicologie et de la psychologie, les travaux se multiplieront alors sur le thème de la fatigue musculaire, mais aussi psychique ou mentale.
Résultant d'une longue gestation d'observations, de données scientifiques et de réflexions pour mieux comprendre l'homme en activité, l'ergonomie francophone date de l'immédiat après-guerre. C'est en 1963 qu'est créée la Société d'ergonomie de langue française (Self, voir "Repères"), rassemblant des équipes pluridisciplinaires qui associent des chercheurs et des praticiens. Ceux-ci deviendront peu à peu largement majoritaires, donnant désormais à l'ergonomie un caractère professionnel marqué. Une évolution reflétant celle de la discipline au fil des cinquante dernières années, qui se caractérise par la diversification des terrains d'intervention et des astreintes étudiées. Si, pendant un temps, les physiologistes et les médecins restent majoritaires au sein de la Self, l'augmentation du nombre des psychologues, et plus modestement de celui des sociologues, est notable, en lien avec l'élargissement des problématiques abordées.
Années 1970 : les conditions de travail à l'ordre du jour
Tout au long des années 1960, l'ergonomie développe des recherches de laboratoire en rapport avec les interventions sur le terrain, principalement motivées par la pénibilité physique du travail. La problématique dominante est la recherche de méthodes scientifiques pouvant être utilisées en dehors des laboratoires, que ce soit dans la sidérurgie, l'industrie automobile, l'aéronautique, ou encore le milieu militaire.
Les conditions de travail deviennent, au tout début des années 1970, une préoccupation marquée dans des entreprises, aussi bien pour les médecins du travail que pour les syndicalistes. La terminologie "amélioration des conditions de travail" est au centre des débats sur la pénibilité et ses conséquences en termes d'usure physique. Ainsi, en 1972, une table ronde intitulée "Les conditions de travail dans la production de masse" est organisée par le directeur du laboratoire d'ergonomie du Conservatoire national des arts et métiers, Alain Wisner, avec des syndicalistes CGT et CFDT, des ingénieurs, des administratifs, des patrons et des responsables de grands services publics. A partir de cette date, les rendez-vous avec les représentants syndicaux auront lieu essentiellement au sein des entreprises, les militants étant de plus en plus demandeurs d'une sensibilisation à l'ergonomie et d'interventions sur les conditions de travail.
Effets de la crise
L'essor de l'informatique et des nouvelles technologies de la communication, à la fin des années 1970, induit pour l'ergonomie de nouvelles problématiques, liées à la fois aux astreintes propres au travail sur écran et à l'optimisation des matériels et des interfaces homme-machine (IHM). L'ergonomie de celles-ci deviendra un champ essentiel des interventions, qui répondront également à des demandes relatives aux troubles musculo-squelettiques, aux risques psychosociaux ou à la pénibilité. Si la méthodologie expérimentale reste la référence principale des chercheurs, les méthodes d'analyse sur le terrain se sont grandement élargies. De nouvelles techniques d'observation et d'analyse des verbalisations d'opérateurs sont mises au point. Les ergonomes praticiens sont désormais beaucoup plus nombreux que les chercheurs. Ainsi, en 1984, le président de la Self est pour la première fois un praticien, alors que le poste était jusqu'à présent occupé par des universitaires. Tout en restant une spécialité de recherche et de formation dans le cadre des universités, l'ergonomie est devenue une profession.
La dernière décennie est, quant à elle, fortement marquée par la crise économique, qui perdure et s'aggrave. On ne parle que de fermetures d'entreprises, de chômage, d'intensification des tâches, de stress, d'affections psychopathologiques diverses, de suicides sur les lieux de travail... Les astreintes psychiques sont d'ailleurs devenues un thème grand public. Ce contexte sombre freine notablement les interventions ergonomiques correctives et préventives, dans la mesure où le maintien des emplois, devenu la préoccupation majeure des salariés et des syndicats, l'emporte sur les besoins d'amélioration des conditions de travail, pourtant davantage dégradées en de nombreux secteurs.
Dans une société productiviste, l'ergonomie sait arbitrer entre les enjeux de santé et ceux de productivité. Dans une société postproductiviste, cependant, quels indices conviendrait-il de prendre en compte si l'arbitrage devait être fait entre l'épanouissement personnel et le développement durable ? Le moment ne serait-il pas venu de réintroduire plus nettement l'homme, en tant qu'individu global, dans l'organisation du processus de travail, et ce en conjonction avec la vie extraprofessionnelle ?
Ergonomie. Travail, conception, santé. Cinquantenaire de la Société d'ergonomie de langue française, 1963-2013, coordonné par Annie Drouin, Octarès Editions, coll. Le travail en débats, 2013.