Derrière les masques, un tissu industriel solidaire
A Lille, l’entreprise textile Lemahieu a mobilisé un réseau associatif et industriel pour produire en urgence les masques qui faisaient défaut à l’hôpital et ailleurs. Un modèle original de coopération qui n’a pu être étendu, pour des raisons éthiques et pratiques.
Tout a commencé avec un message sur LinkedIn, le 16 mars dernier. Martin Breuvart, directeur général de l’entreprise de bonneterie Lemahieu, sise à Saint- André-lez-Lille (Nord), annonce l’arrêt provisoire de la production en raison du Covid-19. Les 125 salariés des ateliers sont mis au chômage partiel, en raison de l’incertitude pour leur santé et leur sécurité, le virus pouvant survivre six heures sur les tissus. Très vite, des réactions affluent et une question revient : « Pourriez- vous tout de même aider les soignants du CHU de Lille, qui manquent cruellement de masques ? » L’entreprise prend alors contact avec l’hôpital et active son réseau. C’est le début de l’opération « Des masques en Nord » : un système industriel coopératif qui s’est organisé dans les Hauts-de-France pour pallier la pénurie. Un tandem se met en place. Lemahieu noue un partenariat avec l’association Le Souffle du Nord, un collectif d’acteurs locaux (entreprises, associations…) qui anime des réseaux de bénévoles dans toute l’agglomération lilloise et tient un lieu de coworking. En octobre dernier, 45 couturières bénévoles ont ainsi réalisé 1 000 bonnets de chimiothérapie en 24 heures pour des femmes touchées par le cancer du sein. Cette fois, le CHU fournit à Lemahieu le patron d’un masque en tissu, potentiellement réutilisable dix fois. Le bonnetier sort des stocks de tissus inutilisés et se rapproche du pôle de compétitivité Euramatériaux, spécialisé dans les textiles innovants. Les matières premières passent une première série de tests de filtration et de perméabilité en laboratoire. « Nous avions fermé l’atelier le lundi. Dès le vendredi soir, le CHU validait le cahier des charges et nous avons pu lancer la production », raconte Martin Breuvart.
15 000 masques par semaine
Vingt-cinq salariés de Lemahieu reprennent leur activité : le comptable, les contrôleurs qualité et des opérateurs à la découpe numérique pour préparer des kits que les couturières bénévoles assembleront chez elles. Le Souffle du Nord lance un appel à volontaires. 24 000 personnes répondent présentes. Toute l’ingénierie de production et de distribution va reposer sur elles. 2 000 couturières activent leurs machines à coudre et des salariés en chômage partiel rejoignent les équipes de logistique. La fabrication atteint rapidement 15 000 masques par semaine. Lille Métropole entre dans la boucle, puis la région Hauts-de-France.
Lemahieu facture les masques à prix coûtant au CHU. Fin mars, la distribution de masques pivote des soignants vers les collectivités. Des mastodontes rejoignent le duo Lemahieu-Souffle du Nord : le groupe PwC et des acteurs de la confection, comme Damart, Decathlon, ou encore les couturières de l’opéra de Lille. « A ce moment-là, on s’est demandé comment déployer ce modèle sur la France entière », explique Martin Breuvart. Il se rapproche du Club Noé, qui agrège une centaine de dirigeants et de cadres, d’élus et de fonctionnaires territoriaux, ainsi que des chercheurs, économistes, ergonomes et sociologues, en vue de créer un nouveau modèle économique dit de la fonctionnalité et de la coopération. Les masques apparaissent comme une occasion en or pour mettre en pratique ses principes : la valeur d’un objet ne réside pas tant dans l’objet en soi, mais davantage dans ses conditions d’usage et ses effets en matière de solidarité, d’émancipation, de santé, de développement du territoire.
« En une semaine, un groupe de travail dédié a construit un outil pour organiser la production des bénévoles, en tenant compte du travail réel, et la logistique pour faire face à l’afflux massif de commandes venant notamment des collectivités », explique Simon Ledez, délégué du Club Noé. L’entreprise Gesnord, à l’origine spécialisée dans le secrétariat médical et qui anime un réseau de 300 cabinets médicaux, met à profit son expertise dans la gestion de flux. Pour consolider le modèle économique, le groupe de travail envisage de nouer une convention avec la ville de Lens (30 000 habitants). Mais la suspension du second tour des élections municipales a figé tout arbitrage politique. « L’urgence a joué contre nous », reconnaît Simon Ledez, qui aurait aimé faire des masques un cas pratique d’économie coopérative.
La question d’une rétribution
Chez Lemahieu, l’opérationnel reprend vite le dessus. « On n’était pas sur le bon cheval pour tester le modèle. L’économie de la fonctionnalité, c’est du long terme, c’est la démocratie la plus poussée. Or, là, on était rattrapés par la réalité. On devait trouver des solutions pratiques au jour le jour », explique Martin Breuvart. La première version des masques soulève en effet des critiques de la direction générale de l’armement, qui demande à Lemahieu d’améliorer la respirabilité. La rétribution des bénévoles a aussi clivé les acteurs. Le Club Noé imagine leur offrir une reconnaissance avec une monnaie locale, la Manne. Un billet de 80 Manne permet d’obtenir deux heures de services à la personne, un repas dans un tiers-lieu associatif ou encore un panier bio. « Mais dans le cadre du projet Lemahieu, ce n’aurait pas été possible de payer tout le monde en Manne ! », s’exclame Dominique Hays, fondateur de l’association Ménadel, basée à Loos-en-Gohelle.
Pour Martin Breuvart, ce modèle de production solidaire « ne peut être que temporaire, le temps du chômage partiel, étant donné que 85 % des personnes qui ont produit 350 000 masques n’ont pas été rémunérées ». « L’important ce n’est pas le résultat, c’est le récit de ce qu’il s’est passé, estime quant à lui Mohamed El Manani, cogérant de Gesnord. Et tout prouve que nous sommes dans un territoire résilient, où nous pouvons déployer une économie véritablement inclusive. »