« Avant d’être psychologique, le désarroi des soignants est éthique »
A ce jour, neuf professionnels de soin sont décédés du Covid-19 dans l’exercice de leur métier. Outre la fatigue physique d’un travail sans relâche, l’épuisement moral guette le personnel de l’hôpital face aux enjeux démultipliés de vie et de mort. Décryptage avec une spécialiste du care, Pascale Molinier.
Quel regard portez-vous sur la situation des soignants sur le front du coronavirus dans les établissements hospitaliers ?
Pascale Molinier : Ce qui me vient spontanément à l’esprit, ce sont les connaissances acquises dans les métiers du gaz et de l’électricité lors de catastrophes climatiques ou d’intempéries. Se produisent alors des moments d’intense mobilisation de l’intelligence individuelle et collective, où les salariés échappent au carcan des normes de qualité, de la traçabilité, de la gestion comptable, etc. Ils vont à l’essentiel du métier et inventent des solutions inédites – trucs, ficelles, combines en tout genre – pour répondre à des situations inconnues jusqu’alors et qui échappent en grande partie aux protocoles. Face à l’augmentation des risques professionnels du Covid-19, on va voir de la même façon des collectifs se resserrer et communiquer en permanence, chacun devant prendre soin de tous les autres et réciproquement. Ce sont donc paradoxalement des temps de retrouvailles avec le sens du métier, avec l’importance de l’initiative et de la coopération. Ceci étant, être à la hauteur des enjeux de vie ou de mort peut aussi conduire à travailler sans s’économiser, avec bien sûr, à plus ou moins court terme, le risque de l’épuisement physique et de l’effondrement moral.
Les équipes soignantes sont confrontées à la mort et à des décisions difficiles mais aussi à la peur de la contamination, pour eux-mêmes et leurs proches. Comment peuvent-ils gérer ces émotions ?
P. M. : L’expérience morale actuelle des soignants est marquée par le dilemme. La plupart se sentiraient coupables, s’ils abandonnaient patients et collègues. De l’autre côté, leur famille exerce souvent des pressions pour qu’ils restent à la maison. Comment ne pas craindre de contaminer ses proches ? Il n’y a pas de bonne réponse ou, plus exactement, toute décision entraîne des conséquences néfastes à un autre niveau. On ne peut jamais savoir ce qui serait arrivé si on avait pris l’autre chemin. Ce choix douloureux laisse peu d’espace pour échapper à la peur et à la sollicitation extrême. Dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), les personnels ont choisi de se confiner avec les résidents. C’est peut-être la solution la moins angoissante. Mais elle ne peut être prescrite « d’en haut » et ne serait pas adaptée partout, de toute façon. Par ailleurs, et c’est sans doute le plus difficile, pour affronter la pénurie de moyens, les professionnels de l’hôpital doivent « trier les patients ». Ce n’est pas le tri en soi qui est nouveau, mais son ampleur et le fait qu’il soit prescrit et connu de tous. Et surtout, que le public sache que les plus vulnérables sont susceptibles d’être sacrifiés en priorité. Quand les gens applaudissent à 20 heures, je pense qu’ils soutiennent l’exploit médical, mais je me demande si les citoyens et les dirigeants sont prêts à prendre leur part dans ce désarroi moral. Parce que la seule idée de sacrifier les plus faibles, et d’en laisser l’initiative à ceux ou celles qui devraient tout faire pour les sauver, c’est un terrible choix de société. Sur le plan politique, les soignants n’ont pas à assumer seuls cette responsabilité.
Comment ces professionnels peuvent-ils prendre soin d’eux-mêmes ? Comment est-il possible de les aider ?
P. M. : Ils disposent des ressources du collectif de pairs avec lequel élaborer la réalité, ce qui veut dire pouvoir la dédramatiser, jusqu’à se moquer parfois de sa propre vulnérabilité. Mais cela demande d’être en mesure de lever le nez du guidon. Je trouve formidable les initiatives de certains cuisiniers qui offrent des repas. Parce que manger de bonnes choses ne peut pas se faire debout, seul sur un coin de paillasse ; honorer ce cadeau oblige à s’asseoir et à partager. Cela a donc des effets immédiats et positifs sur le collectif. Dans les hôpitaux, il y a une réelle demande d’écoute psychologique. Celle-ci peut s’avérer très utile si elle est capable d’établir des liens entre la souffrance et l’organisation du travail. Les psychologues doivent dépasser la dimension strictement traumatique de l’évènement pour une analyse plus fine des processus qui se jouent dans le travail. Encore une fois, avant d’être psychologique, le désarroi est éthique. De cette exposition intense à la mort et aux incidences des décisions prises, comment les soignants vont-ils se défendre collectivement ? Si le discours guerrier prôné par nos dirigeants leur fournit un imaginaire pour se sentir moins vulnérables, celui-ci occulte précisément les difficultés liées à la prise en charge des fragilités de la population mais aussi celles résultant de l’état désastreux de l’hôpital public. De ce point de vue, il ne faut pas oublier la colère ressentie par les équipes soignantes. Nous devons être solidaires de cette colère. Le faire savoir et refuser le système de soins tel qu’il a évolué ces dernières décennies, avec le primat accordé aux décisions de gestion. Leur voix doit enfin être entendue. C’est tout l’enjeu pour demain.