Deux fois victimes de la sous-traitance des risques
L'usine Snem, à Montreuil, a fermé. Sous-traitante pour l'aéronautique, elle utilisait un produit cancérogène dans des conditions jugées insalubres par les riverains et certains de ses salariés. Ces derniers, davantage exposés, se retrouvent licenciés. Une double injustice.
À Montreuil (Seine-Saint-Denis), la Société nouvelle d'eugénisation des métaux (Snem) a fermé ses portes fin juin dernier. Devant l'usine, une banderole estampillée CGT dénonce sa mise en liquidation judiciaire : "Non à la fermeture. Nos emplois = sécurité pour tous. Ici ou ailleurs, la Snem doit vivre." De l'autre côté de la façade, sur la tôle ondulée qui recouvre le bâtiment, des tags délivrent un tout autre message : "usine toxique""danger chromé"... Ces inscriptions illustrent le conflit qui s'est noué autour de la présence de ce site industriel dans une zone résidentielle. Elles témoignent aussi des conséquences sociales et environnementales de la sous-traitance des risques dans l'industrie.
La Snem était en effet une installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE), du fait de l'utilisation de produits toxiques. Spécialisée dans le traitement de pièces métalliques pour l'aéronautique, elle oeuvrait en sous-traitance pour le compte d'Airbus et de Safran. Proche d'un groupe scolaire et de pavillons, l'usine était pointée du doigt par les riverains comme une source de risques pour leur santé et celle de leur famille. A l'origine de ces accusations : le cas de leucémie rare déclaré en 2017 chez un enfant du quartier, ainsi que deux autres cas en quinze ans dans la même rue, dont un mortel.
Inquiétudes sur un cancérogène
L'inquiétude des riverains a fini par interpeller certains salariés de l'usine, notamment les plus jeunes. En ligne de mire : l'utilisation par l'usine du chrome VI ou chrome hexavalent, un produit classé cancérogène. "On voyait les anciens manipuler des substances chimiques à pleines mains, comme le chrome VI, raconte un ex-ouvrier de la Snem. On se disait que s'ils étaient encore là, c'est que ça ne devait pas être dangereux. Et quand la direction nous a imposé de porter des gants, c'était davantage pour préserver la qualité des pièces que pour nous. C'était de simples gants en coton destinés à éviter les traces de doigts sur les pièces, car nous manipulions des produits huileux." Alertés par les riverains, ces salariés se sont souvenus d'anciens collègues, morts d'un cancer du poumon peu de temps après la retraite. "Sans qu'on sache à quoi l'attribuer", précise l'un d'eux.
Tous les salariés de l'usine n'ont pas eu la même appréciation de la réalité des risques, les plus anciens considérant qu'ils étaient maîtrisés. Une source de tension entre les travailleurs du site, mais aussi avec les riverains. A la suite de la mobilisation de ces derniers, la Snem a été mise en demeure en 2017, par arrêté préfectoral, de revoir le traitement de ses déchets toxiques et d'éloigner du voisinage les débouchés de ses systèmes de ventilation et d'aération. Mais la mise aux normes n'a pas eu lieu. "C'était du pipeau : on savait que la direction n'allait pas s'y attaquer et que l'usine était vouée à fermer, s'indigne un autre ouvrier. Les plus anciens, sans aucun bagage, étaient désespérés. Ils aimaient à croire qu'elle resterait ouverte jusqu'à leur retraite."
Vétusté des installations
Pourtant, les conditions de travail dans l'usine étaient à l'aune de la vétusté des installations. La toiture du bâtiment ne supportant pas la grêle ou les pluies trop fortes, il arrivait que les opérateurs travaillent les pieds dans l'eau. "Des déversements accidentels s'écoulaient dans la rue de l'usine, en pente, sans bac de rétention d'eau", déplore Antoine Peugeot, responsable local de l'association de parents d'élèves FCPE et l'un des riverains mobilisés pour faire fermer le site. Plus grave, selon des mesures atmosphériques réalisées dans l'usine, l'exposition au chrome VI a pu dépasser les seuils réglementaires, alors que les opérateurs n'avaient pas de protections adaptées.
Officiellement, la fermeture de la Snem est due à des difficultés économiques, non au risque chimique ou à la mobilisation du voisinage. Tous les salariés ont été licenciés, sans reclassement, contrairement à ce qu'avaient demandé les riverains. Pour les ouvriers de l'usine, c'est la double peine : ils perdent leur emploi après avoir été exposés à des produits toxiques. En outre, le site lui-même reste a priori contaminé, sans que les responsabilités en matière de dépollution soient clairement identifiées. Un résultat dénoncé par Richard Delumbee, de la CGT Montreuil, qui n'a pas souhaité être interviewé. Dans un courriel, il fustige "les campagnes faussement alarmistes de quelques riverains [qui] aboutissent à la mise en danger de tous par abandon des produits jusqu'ici confinés et au licenciement du plus grand nombre". Oubliant au passage de pointer la responsabilité des donneurs d'ordres.
Deux groupes industriels, notamment, sont à l'origine de l'utilisation du chrome VI par la Snem : Safran et Airbus. Le premier n'a pas souhaité répondre à nos demandes d'interview. Quant au service de presse d'Airbus, il ne parvient pas à préciser la date à laquelle les relations commerciales se sont arrêtées avec l'usine montreuilloise. L'usage du chrome VI est interdit depuis septembre 2017 au niveau européen. Mais les avionneurs ont obtenu une dérogation, avec l'obligation d'abaisser les seuils d'expositions professionnelles d'ici au mois de janvier 2019, sur leurs sites de production et ceux de leurs sous-traitants. Airbus annonce qu'il aura équipé d'ici là ses chaînes de montage d'aspirations centralisées. Et ses salariés qui manipulent le produit portent déjà des combinaisons intégrales et des masques à cartouches d'oxygène. Il n'y avait rien de tout cela à la Snem.
Devoir de vigilance
"Airbus et Safran ont sous-traité une partie du risque d'exposition professionnelle", reproche Annie Thébaud-Mony, directrice de recherches honoraire à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Intervenue sur le cas de la Snem lors de l'été 2017, elle considère que "les donneurs d'ordres sont responsables. Ils devraient prendre en charge le reclassement des salariés de la Snem et les coûts de dépollution, au nom du principe pollueur-payeur."
Hasard du calendrier ou signe des temps ? La question de l'externalisation des risques des donneurs d'ordres vers les sous-traitants sera abordée prochainement par la coordination aéronautique CGT, lors d'un colloque organisé le 17 octobre à Toulouse. Invitée à présenter cette question, Delphine Maurel, experte du cabinet Syndex, compte évoquer les possibilités d'action offertes par la nouvelle loi sur le devoir de vigilance. Votée quatre ans après le drame du Rana Plaza, au Bangladesh, et entrée en application en janvier 2018, cette loi pourrait servir de base à une meilleure protection des salariés sous-traitants. "Le texte est flou, il ne dit pas si les sociétés mères sont censées se préoccuper des risques sociaux et environnementaux encourus par les salariés de leurs sous-traitants directs, dits de rang 1, ou de l'ensemble de la chaîne de sous-traitance, observe l'experte. La jurisprudence en décidera. Mais c'est une friche juridique dont il faut s'emparer, pour inciter les entreprises donneuses d'ordres à être davantage protectrices."