Atelier pénitentiaire - © Rozenn Le Saint
Atelier pénitentiaire - © Rozenn Le Saint

Du travail pénitentiaire au dumping social

par Rozenn Le Saint / octobre 2016

En vantant auprès des entreprises le faible statut social des détenus, les ateliers pénitentiaires remportent des marchés jusqu'à présent confiés aux structures d'aide des handicapés par le travail. Au prix de quelles conditions de travail ?

"Un mode de rémunération basé sur la production réelle et des charges patronales moindres." C'est avec ce type d'argument que le ministère de la Justice vante les atouts du travail pénitentiaire sur son site Internet (voir "Sur le Net"). Les détenus : une main-d'oeuvre bon marché ? Le ministère promeut également la "flexibilité : une souplesse et une réactivité qui permettent de mobiliser rapidement un grand nombre d'opérateurs pour répondre aux commandes", ou encore "un cadre souple : le Code de procédure pénale indique que les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l'objet d'un contrat de travail".

 

Repère

Selon les dernières données disponibles sur le travail pénitentiaire fournies par le ministère de la Justice, au 1er janvier 2015, 66 270 personnes étaient sous écrou et détenues, parmi lesquelles 23 423 ont eu une activité rémunérée en 2014, soit presque 35 % des prisonniers incarcérés. Parmi ces derniers, 35,8 % ont travaillé pour les services généraux (fonctionnement interne de la prison), 30,4 % en concession et 4,2 % via le Service de l'emploi pénitentiaire (SEP).

De quoi faire grincer les dents des directeurs d'établissements et services d'aide par le travail (Esat), structures qui permettent aux personnes lourdement handicapées d'avoir une activité professionnelle. En effet, Esat et ateliers pénitentiaires se retrouvent de plus en plus en concurrence, car proposant le même type de travaux. Sauf que les Esat ne peuvent pas mettre en avant, par exemple, la même flexibilité de la main-d'oeuvre. "Nous avons perdu un ou deux marchés sur du travail de conditionnement", déclare Christian Guitton, directeur de l'Esat de La Mabilais, situé à Noyal-sur-Vilaine (Ille-et-Vilaine). "Cette concurrence déloyale représente une réelle préoccupation, s'inquiète Alain-Paul Perrou, vice-président de l'Association nationale des directeurs et cadres des Esat (Andicat). Nous souhaiterions que nos ministères se mettent d'accord sur un barème concernant les salaires ou un partage des types de travaux. Par ailleurs, il faudrait que les acteurs locaux, directeurs d'Esat et de centres pénitentiaires, se rencontrent pour territorialiser les services proposés."

Variation de salaires

Un élément pèse dans les termes de cette mise en concurrence : les conditions de travail. Celles-ci ne sont en effet pas les mêmes, notamment concernant les salaires. Les Esat perçoivent des aides de l'Etat. Si un Esat estime que la capacité productive du travailleur handicapé n'est que de 10 %, il le rémunérera à hauteur de 10 % du Smic, mais les pouvoirs publics compenseront, via l'aide au poste ou l'allocation aux adultes handicapés (AAH), de manière à ce qu'il touche l'équivalent du salaire minimum. Même si elles n'ont pas un véritable contrat de travail, les personnes handicapées accueillies en Esat bénéficient de congés payés, d'une protection sociale complète et d'un soutien médico-social. Dans les prisons, la réalité est tout autre.

Ainsi, au centre de détention de Toul (Meurthe-et-Moselle), le jour où nous nous y trouvions, 30 détenus étaient affectés au conditionnement. Des postes de travail, des pictogrammes pour rappeler le port obligatoire des équipements de protection individuelle (EPI), des transpalettes, des zones de production et d'emballage... Mis à part les miradors, le sas de sécurité et les rondes des personnels de l'administration pénitentiaire, tout fait penser à une usine. En modèle réduit, biscornue et vétuste : l'ancienne caserne militaire sertie de briques ocre date en effet de 1949. Le visage fermé, un détenu compte des joints pour les empaqueter. D'autres collent des échantillons dans des magazines. "Du jour au lendemain, nous pouvons en appeler jusqu'à 90 à travailler. Cela dépend du carnet de commandes. Leur salaire varie du simple au triple selon les mois", indique Benoît Migot, responsable de l'atelier façonnage.

Le niveau des salaires demeure un vrai problème. Le paiement à la tâche est encore en vigueur pour la majorité des détenus. Une loi du 24 novembre 2009 exige bien la généralisation du paiement à l'heure, pour un salaire qui doit être au minimum de 20 à 45 % du Smic, mais le décret d'application se fait toujours attendre. Les prisonniers qui travaillent pour des entreprises sous contrat de concession - lequel permet à celles-ci de créer des ateliers dans les prisons - sont pour la plupart payés à la tâche : en moyenne 408 euros net par mois, selon les dernières données disponibles. Avec, à l'arrivée, un salaire horaire parfois réduit à 1,38 euro de l'heure, comme l'a rendu public l'Observatoire international des prisons.

"Compte tenu du coût attractif de la main-d'oeuvre, nous sommes compétitifs sur les opérations qui nécessitent obligatoirement une forte part de travail manuel", commente Arnaud Betoule, directeur adjoint de la Régie industrielle des établissements pénitentiaires (Riep), qui dépend elle-même du Service de l'emploi pénitentiaire (SEP). Les détenus qui travaillent dans les ateliers de la Riep ont une rémunération mensuelle moyenne un peu plus élevée : 532 euros net. La Régie tente de se mettre en conformité avec la norme à venir en généralisant le paiement à l'heure, mais ses ateliers ne sont présents que dans 25 établissements pénitentiaires (dont le centre de détention de Toul) sur les 191 que compte l'Hexagone et elle n'encadre que 4 % des détenus ayant une activité rémunérée.

Rentabilité versus droit social ?

Pour Arnaud Betoule, le faible niveau de rémunération des prisonniers doit être mis en relation avec leur productivité"Les détenus qui ont le moins de capacités ou le plus de difficultés sont affectés aux tâches simples de conditionnement, précise-t-il. Certains ont une productivité réellement faible, comparable au personnel handicapé. Sauf que, dans les centres pénitentiaires, l'Etat ne participe pas à la rémunération." Selon lui, les rémunérer au minimum horaire, même à 20 % du Smic, soit à 1,90 euro brut de l'heure, ne serait pas rentable. Avec le paiement à la tâche, c'est possible. Or "ils méritent tout autant de travailler, cela contribue à leur réinsertion future", argumente-il, en prévenant : "Comme il n'y a pas suffisamment d'emplois pour l'ensemble des détenus, il serait tentant de ne retenir que ceux qui sont davantage productifs, ce qui conduirait à un système élitiste."

Concernant le statut social des détenus, le Conseil constitutionnel a également tranché le 25 septembre 2015 : ils ne sont pas soumis au Code du travail, uniquement à celui de procédure pénale. Seules les normes de sécurité sont censées être respectées. A l'annonce de cette décision, les directeurs d'établissements pénitentiaires ont poussé un grand "ouf" de soulagement. "Cela aurait été une catastrophe, assure Laure Perrin, à la tête du centre de détention de Toul. Les entreprises font appel à nous car nos prix sont compétitifs, compte tenu du coût du travail moindre. Sans cela, elles se tourneraient vers d'autres prestataires." Résultat : pas de contrat de travail, de Smic, de congés payés pendant les permissions...

Côté prise en charge des risques professionnels, la situation n'est pas meilleure. La médecine du travail est absente, les prisonniers ne passent aucune visite d'aptitude. "J'ai déjà traversé l'atelier en courant pour stopper une machine qui avait un problème, témoigne l'un d'eux. La personne qui y était affectée était malentendante et ne se rendait pas compte que le bruit était anormal, cela aurait pu être dangereux." Il n'y a pas non plus de versement d'indemnités journalières en cas d'accident du travail. Comme pour ce détenu qui s'est blessé en utilisant une scie sauteuse, malgré les gants. Il a arrêté le travail pendant un mois et n'a donc pas perçu de revenu.

Retour au centre de détention de Toul. Une machine rutilante trône en plein milieu de l'atelier. La poinçonneuse automatique, achetée 250 000 euros, sert à percer les sommiers métalliques destinés à meubler les cellules de l'Hexagone. Le perçage d'un sommier prend 3 à 4 minutes, contre 3 à 4 heures il y a trois ans, quand il était réalisé manuellement. Pour faire la différence avec les Esat, le centre de détention investit dans des machines performantes. En 2014, le SEP y a consacré plus d'un million d'euros. Pour ce poste de dépenses, aucun plafond. Les limites sont seulement celles "d'une bonne gestion et de notre capacité d'autofinancement selon Arnaud Betoule. Une plaqueuse de chants, machine d'ébénisterie, a par exemple été acquise en 2011 pour 150 000 euros. "La meilleure machine d'usinage de bois de l'atelier", affirme un grand gaillard d'une trentaine d'années, fier d'en être à la manoeuvre.

Démarchages offensifs

La Riep propose aux entreprises d'investir dans les machines dont elles ont besoin, afin de les encourager à sous-traiter des opérations en prison. L'argument pèse lourd dans certains salons professionnels, comme celui de la sous-traitance industrielle, le Midest, où l'administration pénitentiaire vend ouvertement ses services. "Dans les salons, des patrons de PME nous accusent de faire de la concurrence déloyale, d'avoir des moyens d'investissement bien supérieurs aux entreprises classiques", confie un responsable du service marketing de la Riep. Christian Guitton, de l'Esat de La Mabilais, a également remarqué cette présence offensive de l'administration pénitentiaire dans les salons. Pour se démarquer des services proposés par le centre pénitentiaire de Vezin-le-Coquet, situé à moins de 20 kilomètres de son établissement, il essaie lui aussi de mettre l'accent sur des travaux à plus forte valeur ajoutée... sans toutefois disposer de la même capacité d'investissement en machines.

Cette concurrence accrue ne s'est pas traduite par une intensification du travail dans les Esat. Selon l'Association pour adultes et jeunes handicapés (Apajh), la course aux marchés n'a pas eu d'influence sur les exigences de productivité de ces établissements. En effet, ceux-ci disposent encore de marges de manoeuvre. Sur un même territoire, ils peuvent répondre plus facilement que les ateliers pénitentiaires à des commandes sur des délais très courts, compte tenu des temps de contrôle à rallonge inhérents au milieu carcéral. Par ailleurs, sur certains travaux simples en extérieur, comme l'entretien des espaces verts, les travailleurs handicapés "ne peuvent pas être concurrencés par les prisonniers, par définition enfermés", rappelle William Gouvenel, directeur adjoint de l'Esat André-Lanciot, situé à moins de 30 kilomètres des cellules de Toul.

Un obligation d'emploi en faveur des Esat

Enfin, les entreprises de plus de 20 salariés sont fortement incitées par la loi à avoir recours aux Esat, car cela leur permet d'honorer en tout ou partie leur obligation d'emploi de travailleurs handicapés, à hauteur de 6 % de leurs effectifs, en allégeant ainsi le poids des contributions à verser. Pour autant, certaines n'hésitent pas à basculer vers le travail de détenus. A l'image de cette société, à présent rachetée par Plastic Omnium, qui faisait appel à un Esat de Meurthe-et-Moselle avant d'avoir recours à la prison de Toul pour faire fabriquer ses composteurs. "Avec le travail pénitentiaire, nous avons trouvé une meilleure flexibilité et réactivité", considère Catherine Gelineau, chef de marchés collectivités de l'entreprise. Un choix revendiqué par Plastic Omnium, dans le cadre de sa démarche de responsabilité sociale d'entreprise (RSE). Ce n'est pas le cas de toutes les entreprises. Difficile, en effet, de se vanter d'utiliser une main-d'oeuvre bradée.

En savoir plus
  • Le ministère de la Justice consacre une page de son site Internet aux cadre et avantages du travail pénitentiaire. Pour en savoir plus : www.justice.gouv.fr, rubrique "Prison et réinsertion", puis "Vie en détention".

  • Concernant les droits des travailleurs handicapés accueillis dans un établissement et service d'aide par le travail (Esat), des renseignements sont disponibles sur www.travail-emploi.gouv.fr, rubrique "Démarches et fiches pratiques", puis "Actif en situation de handicap".