D’une chambre à l’autre
Elue à l’Assemblée nationale, Rachel Keke entend y défendre la cause des travailleurs de la sous-traitance et améliorer leurs conditions de travail. Une réalité qu’elle a connue, en tant que femme de chambre dans un hôtel, et combattu syndicalement.
Cet accident du travail ne pouvait susciter en elle qu’une vive émotion. Le 12 juillet dernier, un employé d’une entreprise de nettoyage intervenant à l’Assemblée nationale est mort, à la suite d’une chute. Un décès qui fait résonner d’une façon particulière le message que Rachel Keke, nouvelle députée (LFI-Nupes), entend faire passer au Palais-Bourbon : « La sous-traitance, c’est la maltraitance. » Sur ce sujet, l’élue du Val-de-Marne, 48 ans, héroïne de la plus longue grève menée dans l’hôtellerie, en connaît un rayon.
En 2003, elle débutait comme femme de chambre à l’hôtel Ibis des Batignolles (Paris), avant de devenir gouvernante en 2017. En vingt ans, elle n’a connu qu’un lieu de travail mais des employeurs successifs, au gré des marchés passés par le groupe Accor, propriétaire de l’établissement, auprès de sous-traitants du nettoyage. Ce qui ne change pas, ce sont les conditions de travail éprouvantes : tirer les têtes de lit, changer les draps, frotter les sanitaires, passer l’aspirateur, le tout avec du matériel souvent défectueux, fréquemment sans gants : « Après ma première journée, j’ai failli laisser tomber. On avait fait 28 chambres à deux, j’avais mal partout », se rappelle Rachel Keke. Les femmes de chambre ne sont alors pas payées à l’heure mais au nombre de pièces nettoyées, sur une plage horaire restreinte de 9 heures à 17 heures. Des cadences infernales. Si elle s’est accrochée à ce travail, c’est pour les plus jeunes de ses enfants, qu’il lui fallait récupérer à l’école.
La découverte du syndicalisme
Née en Côte d’Ivoire, où son père est conducteur de bus, la jeune Rachel arrête l’école en CM2 après le décès de sa mère, couturière. Elle travaille comme coiffeuse, avant de partir pour la région parisienne, à l’âge de 26 ans, où elle rejoint un oncle, qui tient un salon de coiffure. Puis les boulots s’enchaînent : nounou, aide à domicile, caissière. Jusqu’à ce qu’elle entende parler d’un poste de femme de chambre : « Je ne savais pas ce que ça voulait dire ! », s’amuse aujourd’hui Rachel Keke. Pas plus qu’elle ne sait ce qu’est un syndicaliste, lorsqu’elle en rencontre un pour la première fois ! Les mauvaises conditions de travail, les heures supplémentaires non payées, les remarques racistes des clients, les agressions sexuelles vont faire qu’assez vite, la jeune femme va adhérer à la CFDT, « pour qu’on soit protégées ». Déçue, elle passe chez FO, puis à la CGT Propreté. Et devient déléguée du personnel. « Personne n’agissait vraiment pour que notre situation change », raconte-t-elle.
Sylvie Kimissa, l’autre porte-parole des grévistes, se souvient de leur première rencontre : « La gouvernante refusait de m’accorder un week-end pour m’occuper de mon fils malade. Rachel est montée au créneau pour me défendre. C’est elle qui m’a donné l’envie de m’exprimer pour dire ce qui ne va pas. » La complicité des deux femmes n’est sans doute pas pour rien dans la réussite de la mobilisation des femmes de chambre, qui a débuté en juillet 2019. A ce moment-là, treize d’entre elles sont en congé maladie : maux de dos, troubles musculosquelettiques, etc. « J’ai aussi été arrêtée plusieurs semaines pour une tendinite au poignet, précise Rachel Keke. Ce travail abîme le corps. » Claude Levy, cofondateur du syndicat CGT-HPE (Hôtels de prestiges et économiques), que les grévistes sollicitent, les met en garde : le combat va être long.
Quand la lutte paie
Il faudra… vingt-deux mois pour que les revendications aboutissent : baisse des cadences (sept heures contre six précédemment pour faire 21 chambres) ; reconnaissance du travail avec le titre d’agent qualifié de service, revalorisation salariale, prime de repas, pointeuse pour les heures sup… « Tout de suite, Rachel m’est apparue comme une femme hors du commun, solide, tenace, sûre de ses convictions, témoigne Claude Levy. Elle encourageait sans cesse ses collègues. » « C’est une guerrière », confirme Aboubacar Traoré, un des initiateurs du mouvement, équipier1
à l’hôtel Ibis. Selon l’intéressée, c’est la forte détermination collective, malgré l’épuisement moral, qui a permis que la grève ne soit pas étouffée par la crise sanitaire du Covid, les confinements et les manœuvres de la partie adverse : « Dans les négociations, Accor, le donneur d’ordre, et STN, le sous-traitant – notre employeur –, se renvoyaient la balle : le premier disait ne rien pouvoir faire parce que nous n’étions pas ses salariés ; le second affirmait qu’Accor ne lui donnait pas les moyens de régler le conflit. »
Remarquée par des leaders de La France insoumise, qui lui proposent de se présenter aux législatives sous leurs couleurs, Rachel Keke2
a un temps d’hésitation : « Je me disais que je n’avais pas le niveau d’études. Mais l’Assemblée nationale représente le peuple. » Tout juste élue, elle a dû faire face à l’âpreté du monde politico-médiatique, quand on révèle qu’elle a relayé des posts Facebook racistes dans le passé. La députée plaide l’inexpérience. « C’est vraiment lui faire un mauvais procès que de l’accuser d’être proche des idées d’extrême droite », soutient Claude Lévy, qui décrit une femme parfois impulsive sur les réseaux sociaux.
« La voix des sans-voix »
Aujourd’hui, l’élue s’est investie dans le travail parlementaire. Membre de la commission des affaires sociales, elle a proposé un amendement prévoyant une hausse des cotisations accidents du travail-maladies professionnelles pour les entreprises ayant recours à la sous-traitance. Lors de l’examen d’une proposition de loi sur la mise en place du CSE à La Poste, elle a plaidé pour « rétablir les CHSCT dans les entreprises ». Mais les ors de la République ne la déconnectent pas des réalités sociales. On la retrouve, inlassable, auprès des femmes de chambre en grève du groupe Louvre Hotels, ou des agents de nettoyage de la gare de Lyon-Perrache. Car Rachel Keke veut rester « la voix des sans-voix », celle qui porte dans l’hémicycle « la souffrance des métiers essentiels ».