Elections européennes : quels enjeux pour la santé au travail ?
Partout en Europe, pauvreté et exclusion trouvent leurs germes dans la dégradation des emplois. Le Parlement qui sortira des urnes en mai prochain et la future Commission afficheront-ils plus d'ambition que les sortants sur les conditions de travail ?
Entre le 23 et le 26 mai, les Européens vont élire 705 députés pour la législature 2019-2024. Les électeurs français en choisiront 79. Les intentions de vote promettent une composition du prochain Parlement très éclatée et marquée par une forte droitisation (voir encadré page 9).
"Le plus gros enjeu de ces élections est de rétablir le contrat social entre l'Union européenne et les citoyens, parce que les Européens ne se sentent pas respectés", considère Esther Lynch, secrétaire de la Confédération européenne des syndicats (CES). En 2016, 23,5 % de la population européenne étaient menacés de pauvreté ou d'exclusion sociale. "Sur le lieu de travail, cette dégradation se traduit par des horaires atypiques, un contrôle permanent, avec le minutage des temps de pause pour aller aux toilettes, la géolocalisation par GPS, voire une surveillance de la vie personnelle à travers les réseaux sociaux, poursuit-elle. Une nouvelle tendance consiste à être noté par ses propres collègues et par les clients. La volonté d'avoir le meilleur score met les salariés dans un état de stress permanent."
Pourtant, en novembre 2014, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, qui succédait à José Manuel Barroso, s'était donné pour mission de redonner une dimension sociale à l'Europe, avec une ambition de "triple A social", par analogie avec le triple A décerné par les agences de notation concernant la solidité financière des Etats. Pour Laurent Vogel, chercheur à l'Institut syndical européen (Etui), "le démarrage a été ralenti par d'importants soubresauts, tels que les LuxLeaks1 et le référendum en faveur du Brexit en juin 2016".
"On a surtout produit des avis"
Vice-président de la commission Emploi et Affaires sociales (EMPL) du Parlement, le Belge Claude Rolin, du Parti populaire européen (PPE), estime que la première partie de la législature a été "faible sur la santé au travail". Et ce, alors même que les membres de l'EMPL étaient sensibles aux sujets sociaux, qu'ils soient conservateurs (PPE), sociaux-démocrates (S&D), Verts et extrême gauche (GUE), voire eurosceptiques (ELDD). "Dans un premier temps, on a surtout produit des avis, ce qui est bien sympathique mais ne change pas grand-chose à la réalité des gens", déplore l'eurodéputé. Le dossier, très politique, de la mobilité et du détachement de travailleurs a fait l'objet de fortes oppositions entre les Etats membres. Selon Claude Rolin, qui a été en Belgique secrétaire général de la Confédération des syndicats chrétiens de 2006 à 2014, le clivage Est-Ouest risque de durer : "Tant que l'Union européenne n'accompagnera pas les pays les moins favorisés dans la construction d'un développement économique interne, ces pays opteront pour une stratégie d'exportation de main-d'oeuvre à bas coût ou de produits manufacturés dans des conditions de dumping social."
La deuxième partie du mandat a toutefois pris une autre tournure. "Les dirigeants des Etats membres ont compris que le projet européen avait besoin d'être vivifié et que le désenchantement était en partie dû à l'absence de protections sociales suffisantes", indique Claude Rolin. La commissaire européenne à l'Emploi et aux Affaires Sociales, Marianne Thyssen, voulait faire avancer certains dossiers. En 2016, elle a lancé la révision de la directive sur la protection des travailleurs contre les risques liés à l'exposition à des agents cancérogènes ou mutagènes, qui datait de 2004 (voir l'entretien avec Claude Rolin page 8). Au sein de l'Union européenne, de sept à douze personnes meurent d'un cancer d'origine professionnelle toutes les heures. "Il était temps que l'Europe s'investisse dans des initiatives législatives répondant aux attentes des populations, commente Laurent Vogel. La question des cancers au travail présentait l'avantage de répondre à des besoins incontestables, sans porter explicitement sur les relations collectives entre travailleurs et employeurs. Sa légitimité était renforcée par son imbrication étroite avec la santé publique et l'environnement."
La révision de la directive s'achèvera lors du prochain mandat, mais certains "paquets" ont déjà été adoptés. Ainsi, la transposition des mesures limitant les émanations de diesel se traduira par le remplacement de certains moteurs par une version respectant les normes en matière de santé et sécurité au travail, l'installation de systèmes clos, la pose d'extracteurs, ou encore le port obligatoire d'un masque. Une fois les mesures inscrites dans la législation, des contrôles seront effectués au sein des entreprises afin d'en vérifier la conformité.
Trois scandales sanitaires d'envergure ont provoqué des tollés médiatiques et ont finalement obligé les institutions européennes à bouger certaines lignes. En 2015, la Commission a été condamnée par le Tribunal de l'Union européenne parce qu'elle avait renoncé à mettre en place une législation restrictive sur les perturbateurs endocriniens, pourtant votée par le Parlement en 2013. Puis, en 2016, le Dieselgate éclaboussait les constructeurs automobiles dont les mesures d'émissions polluantes étaient truquées. Enfin, en 2017, le glyphosate, principal composant de l'herbicide Roundup, était réautorisé, alors que le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) l'avait classé comme cancérogène probable. "Ces scandales ont jeté une lumière crue sur le fonctionnement des institutions communautaires et la mainmise de l'industrie sur des pans entiers de la régulation européenne", souligne Laurent Vogel.
"Il est temps d'aller au-delà des bonnes intentions"
En novembre 2017, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union ont adopté un socle européen des droits sociaux. "La Commission est très fière de ce texte qui énonce vingt principes de base sur l'égalité des chances, les conditions de travail équitables, la protection et l'insertion sociales... Il est temps maintenant d'aller au-delà des bonnes intentions et de remettre la qualité du travail au coeur de l'agenda européen", s'impatiente Agnès Parent-Thirion, de la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound, ou Fondation de Dublin).
Pour Laurent Vogel, en revanche, ce nouveau socle est "un premier pas". Il a fourni les bases d'un accord politique conclu en février dernier entre le Conseil, le Parlement et la Commission pour lutter contre l'ubérisation : la future directive sur les conditions de travail "transparentes et prévisibles" (voir "Repère" en page précédente). "Au début, l'économie collaborative était perçue comme un moyen de relancer l'économie, de créer des emplois et de permettre aux gens de remettre le pied à l'étrier", rappelle Agnès Parent-Thirion. On a vite constaté qu'il fallait limiter les abus : les contrats "zéro heure", les faux indépendants, et leur extension potentielle à tout type de métier. Pour que le texte devienne une directive, le Parlement et le Conseil doivent encore adopter leur position officielle dans le cadre de la procédure de co-décision. Au départ, précise Agnès Parent-Thirion, "cette discussion devait se dérouler dans le cadre d'une négociation entre les partenaires sociaux. Mais ces derniers ont refusé parce qu'ils savaient qu'ils auraient du mal à trouver des positions communes".
Une Autorité européenne du travail
Il faut dire que, sous le mandat Barroso, les organisations syndicales européennes avaient été échaudées par l'abandon de l'accord coiffure. Signé en avril 2012 par les partenaires sociaux européens, cet accord-cadre sur la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs de la coiffure, exposés notamment à des cancérogènes, avait été bloqué par le Conseil, ce qui a empêché sa transposition dans les législations nationales. "Cet événement remettait en question le rôle de co-législateurs des partenaires sociaux, note Agnès Parent-Thirion. Ce n'est que cette année qu'ils ouvrent une nouvelle négociation, cette fois autour d'un accord sur les risques psychosociaux."
Enfin, le mandat du Parlement et de la Commission s'achève alors que se met en place l'Autorité européenne du travail. Cette nouvelle agence devra être opérationnelle en 2023. Elle fusionne sept organes existants et coopérera avec la Fondation de Dublin et l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (EU-Osha). Mais les interrogations sur ses pouvoirs et son budget sont encore nombreuses. "Les Etats membres ont tellement raboté le projet initial que ce sera une simple instance d'échange d'informations entre les services d'inspection du travail nationaux, quand ils existent", regrette Laurent Vogel. Plus optimiste, Claude Rolin pense que c'est un premier pas vers une future "Inspection du travail européenne".
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Révélé en novembre 2014, ce scandale financier portait sur les accords de taxation secrets entre le Luxembourg et 300 grandes entreprises européennes.