Emmanuel Dockès, le franc-tireur du droit simplifié
Coauteur d’un Code du travail alternatif, le juriste bataille sans trêve pour que le droit soit un outil accessible à tous. De cette volonté démocratique est né Voyage en misarchie, fable utopiste proposant un modèle social plus égalitaire, moins autoritaire.
On lui doit l’invention d’une expression qui, depuis qu’il l’a popularisée, n’a pas pris une ride : le « stroboscope législatif ». Dans un article publié en 2005, le juriste Emmanuel Dockès s’essayait à démontrer les causes et effets de la folle prolifération des lois. « L’empilement des textes et des petites réformes, en particulier en droit du travail, produit le même effet d’aveuglement que cet appareil qui émet de brefs éclairs lumineux, explique-t-il. C’est une méthode permettant d’avancer doucement, sans provoquer (trop) de révolte, qui produit de l’épuisement et conduit à une perte de sens. »
Rien d’étonnant, donc, à ce que ce professeur de droit à l’université Paris- Nanterre ait fait de « l’impératif de clarté » son cheval de bataille. Dans ses publications ou les médias, il plaide inlassablement pour une simplification et une meilleure accessibilité du droit, qui, « pour être démocratique, doit être lisible par tous ».
Dans cette course de fond contre la désintégration des protections de ceux qui besognent, l’homme ne manque pas d’endurance. Critiquant vertement la recodification du Code du travail de 2008. Montant au créneau contre le projet de refonte aboutissant à la loi El Khomri d’août 2016. Jusqu’à publier une version alternative du Code début 2017. « Quatre fois moins longue et plus protectrice pour les salariés », assure-t-il.
« Une personne clivante et déterminée »
Autant dire que ses prises de position et son activisme agacent, particulièrement en haut lieu. Selon la légende, l’ancien directeur général du Travail, Jean-Denis Combrexelle, architecte de la recodification et auteur d’un rapport sur la réforme du Code du travail remis au Premier ministre en 2015, aurait un jour dit : « Si les duels existaient encore, je le convoquerais sur-le-champ. »
Il faut dire que, sur le terrain de la simplification, la compétition fut vive entre l’équipe mobilisée par Emmanuel Dockès sous le nom de Groupe de recherche pour un autre Code du travail (GR-Pact) et celle de l’administration. La première, légère, rassemblait une vingtaine de juristes et d’experts bien coordonnés et déterminés à ne pas abandonner le sujet aux économistes et technocrates ; la seconde, plus fournie, devait composer avec les strates de la validation bureaucratique et la pression des lobbys patronaux.
« Il a été courageux de prendre cette initiative », considère Dirk Baugard, professeur de droit privé à la faculté de Paris 8 et coauteur du Précis Dalloz sur le droit du travail, qui a rejoint le GR-Pact. « Il lui a fallu trouver des soutiens ici et là, car il n’y en avait pas du côté de l’université, précise-t-il. C’est une personnalité clivante et déterminée, mais dans cette réflexion collective, il s’est obligé à rester ouvert. » Aujourd’hui, Emmanuel Dockès se réjouit que le texte continue de faire référence dans les partis de gauche, estimant avoir remporté au moins la bataille sémantique : « La simplicité, c’est devenu nous. A l’inverse des lois récemment adoptées qui détruisent tout dans la complexité. »
Curieusement, il n’a pas baigné dans le militantisme durant sa jeunesse. Né en banlieue lyonnaise dans une famille d’intellos, le bachelier a choisi de faire du droit « un peu par hasard ». « Mais je ne suis pas tombé loin de l’arbre », commente-t-il – ses parents étaient universitaires, l’un professeur d’histoire du droit, l’autre d’économie. Il fuit surtout les grandes écoles et leurs prépas, à la charge de travail assommante, pour s’adonner à sa passion de l’époque : le jeu de go. Et à son tour embrasse la carrière d’enseignant pour « la liberté et l’indépendance » qu’elle peut procurer, après une thèse en droit du travail soutenue à l’université Lyon 2. Une matière qu’il a choisie sans idée préconçue, mais dont l’utilité sociale finit par lui aller comme un gant. « C’est un domaine qui n’est pas neutre, où il y a des controverses, des lignes de fracture importantes entre les syndicats et les employeurs, le contrat et l’institution. Les luttes sociales y sont visibles. Ça se révèle intéressant d’essayer d’avoir une influence sur cet objet aussi crucial dans la vie des individus qu’est le travail. »
« Un petit grain de folie »
Son parcours suit des méandres classiques : deux ans à Lyon comme maître de conférences, professeur pendant dix ans à l’université de Bourgogne, retour dans la cité des gones pour diriger l’Institut d’études du travail, puis migration vers la capitale, où il occupe depuis 2008 un poste d’enseignant-chercheur à la faculté de droit de Paris-Nanterre. Classique, le personnage l’est beaucoup moins : « Il possède tous les codes universitaires et académiques, mais il a un petit grain de folie qui le rend à part, brillant et créatif, témoigne Hélène Melmi, avocate spécialisée en droit du travail exerçant à Troyes, dont Emmanuel Dockès a été le directeur de thèse. Un prof qui exprime ses opinions, ce n’est pas très commun dans le milieu. » « Il a un côté très théâtral, un style percutant qui le distingue des autres juristes, renchérit Florence Fouvet, maître de conférences en droit privé à l’université Lyon 2, qui a suivi ses cours. C’est quelqu’un de très pédagogue et convaincant, à l’oral comme à l’écrit. » Et les deux anciennes élèves de souligner ses qualités d’enseignant, qui suit avec attention le travail des étudiants et invite à l’exigence, un coach intellectuel sachant les motiver quand le découragement se fait sentir.
Son sens de l’engagement se manifeste à tout instant. Comme lors du procès des hauts dirigeants de France Télécom, dont Emmanuel Dockès suit l’audience du 29 mai 2019. Il en fait un compte-rendu pour la Petite Boîte à outils de l’union syndicale Solidaires, site Internet dédié aux conditions de travail. Où il affirme : « Venir voir la justice tenter péniblement de passer à de telles altitudes méritait le détour. » La condamnation de ceux qui croient à cette mortifère « idéologie managériale » est à ses yeux le signe que l’histoire est réversible. Un temps fort dans la résistance sociale.
Et à peine le verdict tombait-il qu’était publié l’appel d’un collectif de juristes – dont lui-même –, de chercheurs et de syndicalistes, exigeant que la portée de ce procès soit comprise. Et que des réformes fortes renforcent la législation en matière de harcèlement moral, mais aussi de prévention et de réparation de la souffrance au travail.
Toutefois, maintenir les digues d’un droit favorable aux travailleurs ne suffit pas, selon lui, à faire advenir une société plus égalitaire et moins autoritaire. Pour lui donner corps, Emmanuel Dockès a écrit une fable utopiste, Voyage en misarchie. Où un personnage, Gulliver des temps modernes, découvre les règles et les moeurs d’un pays sans chef : la liberté d’entreprendre s’y est affranchie du capitalisme, avec des entreprises autogérées, le travail partagé ; la propriété n’y est pas un droit perpétuel…
« Sous la forme du récit, les idées qu’il développe peuvent apparaître idéalistes, mais c’est dans le fond une démonstration juridique réfléchie et argumentée », juge Hélène Melmi. Lui se défend d’avoir une imagination débridée, dessinant un changement de monde somme toute modéré, en « technicien prudent du droit », qui invite les gens à faire un pas de côté intellectuel.
« Le livre d’une vie »
L’accueil favorable que l’ouvrage a reçu l’a presque surpris. « Il se vend mieux que le Précis Dalloz ! De nombreuses personnes ont envie de visualiser un projet d’avenir, et il n’y a pas tant de propositions imaginatives parmi les idées politiques. » En mars, pendant le temps de la campagne des municipales, l’auteur Dockès devait faire une tournée pour débattre dans quelques villes de ce qui est, pour lui, « le livre d’une vie », fruit de sept ans d’écriture et de vingt ans de réflexion. L’épidémie de Covid-19 en a décidé autrement…