Un employeur peut-il porter plainte contre un médecin ?
Selon l'analyse du juriste Patrice Adam, les employeurs ne seraient pas habilités à poursuivre les médecins du travail devant le Conseil de l'ordre. Une décision du Conseil d'Etat l'établissant permettrait de stopper l'actuelle vague de plaintes.
Pour avoir attesté un lien entre l'état de santé d'un salarié et ses conditions de travail, des médecins du travail sont poursuivis devant le Conseil de l'ordre par des employeurs. Une façon de les réduire au silence ?
Patrice Adam : Sans doute. Je n'affirmerais pas cependant qu'il s'agit d'une stratégie concertée, mais ces procédures et l'écho qui leur est donné ont, à tout le moins, pour effet d'impressionner les médecins et peuvent les inciter à faire preuve d'une prudence excessive. Certains se mettent en retrait ; d'autres transforment leurs écrits.
C'est une modification apportée au Code de la santé publique par un décret de 2007 - l'introduction d'un "notamment" - qui permet aux employeurs, et pas seulement aux patients et à leurs représentants, de porter plainte...
P. A. : En effet, mais il y a deux interprétations possibles. Pour les employeurs et pour l'Ordre, avec ce "notamment", la liste des plaignants potentiels devient sans limites : les employeurs peuvent donc engager une procédure. Une autre lecture est, à mon sens, plus crédible. Il faut resituer les choses dans leur contexte : le décret a élargi le champ de la procédure ordinale au personnel infirmier et, par là, à d'autres plaignants potentiels, des institutions ayant trait à la fonction médicale. L'adverbe en question trouve sa seule raison d'être dans cet élargissement ; il ne vise pas les employeurs. Par ailleurs, même non limitative, une liste a une cohérence interne, que compromet, ici, l'admission des employeurs au rang des plaignants possibles. Pour mettre fin à cette "dispute", il faudrait que le Conseil d'Etat soit amené à se prononcer. Par exemple, dans le cas où un médecin du travail qui aurait perdu son procès ordinal porterait son affaire devant lui.
Un médecin du travail, Bernadette Berneron, a récemment bénéficié d'une décision favorable devant la chambre disciplinaire du Centre. Est-ce bon signe ?
P. A. : Si les positions des différentes juridictions ordinales ne sont pas homogènes, les principes invoqués sont stables. La ligne est relativement tranchée : aucun reproche ne peut être fait au médecin du travail dès lors que son certificat repose sur ses constatations personnelles. Ce que rejette l'Ordre, c'est la simple reproduction des dires du salarié. Juridiquement, la question en suspens est de déterminer s'il est possible, à partir de la clinique du travail, de reconstituer une probabilité raisonnable du lien entre santé et travail sur la seule base des déclarations du salarié. Mais les juristes ne s'aventurent guère sur ce terrain. Pour eux, tant que ces contentieux ne dépassent pas le cadre ordinal, ils restent invisibles et ne constituent pas véritablement un sujet d'étude. A mes yeux, au contraire, il est important de s'approprier le sujet1 . Il ne faut pas oublier que ce contentieux se développe dans l'ombre du contentieux prud'homal. L'enjeu majeur, dans ce dernier, est de savoir quelle valeur probatoire accorder au certificat du médecin du travail. Et, derrière, ce qu'il peut attester à partir des (seuls) dires du salarié.
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Lire "Médecins du travail : le temps du silence ?", par Patrice Adam, Droit social n° 6, juin 2015.