Entre 2 et 3,6 Mds d’euros de sous-reconnaissance des maladies professionnelles
Santé & Travail a pu consulter le rapport de la commission chargée d’évaluer le manque à gagner pour l’Assurance-maladie de la sous-déclaration des maladies professionnelles et des accidents du travail. Les principales recommandations formulées en 2021 par cette commission n’ont pas été suivies.
Ce rapport est la bête noire des organisations patronales. Tous les trois ans, une commission présidée par un magistrat de la Cour des comptes est chargée, conformément à l’article L176-2 du Code de la Sécurité sociale (créé par le plan Juppé de 1995), d’estimer le coût de la sous-reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT-MP). Il revient ensuite au Parlement de voter, dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), le montant que la branche accidents du travail - maladies professionnelles (AT-MP) – financée à 100% par les cotisations employeurs - devra reverser à la branche maladie pour compenser le manque à gagner représenté par ces charges qui pèsent indument sur cette dernière. Et à chaque nouvelle livraison, les trois organisations patronales (Medef, CPME et U2P) critiquent sévèrement les résultats et la méthode mise en œuvre par la commission.
Cette nouvelle édition du rapport et ses annexes, que Santé & Travail a pu consulter, n'échappe pas à la règle. « L’U2P demeure toujours plus que réservée quant aux prélèvements constants dont fait l’objet la branche AT-MP au prétexte de la sous-déclaration des AT-MP, écrivent ses représentants dans leur contribution disponible en annexe du rapport. Elle estime que ces fonds transférés devraient davantage être utilisés pour faire de la prévention et non pas faire office de transfert financier automatique vers la branche maladie. » Même tonalité dans les propos du Medef et de la CPME, qui pointe en préambule de sa déclaration un phénomène de « sur-déclaration » qui ne serait pas pris en compte par la commission.
Une addition salée
Les organisations patronales n’auront pas manqué cette année de trouver particulièrement salée l’addition proposée par la commission. L’estimation finale retenue par les experts, sous forme d’une fourchette basse et d’une fourchette haute, comme à chaque édition, part de 2 milliards d’euros pour atteindre 3,6 milliards dans l’hypothèse la plus élevée. L’augmentation par rapport au dernier opus de 2021 est importante, puisque la fourchette basse de 2024 est quasiment égale à la fourchette haute de 2021 (2,1 Mds €).
Elle s’explique, selon les auteurs, « principalement par l’actualisation des études épidémiologiques, notamment relatives aux TMS et aux cancers, la hausse des coûts de prise en charge, et dans une moindre mesure par l’évolution de la population du régime général et l’élargissement du champ de l'évaluation aux souffrances psychiques liées au travail (SPLT) ».
Ce dernier point peut être considéré comme une petite révolution et ne devrait pas manquer de provoquer des discussions entre les partenaires sociaux et au Parlement, tant la prise en charge des risques psychosociaux au titre des AT-MP est un sujet sensible. En 2021, la commission s’était risquée à estimer la sous-reconnaissance, mais en restreignant le champ pour des questions méthodologiques aux états de stress post-traumatique et aux troubles dépressifs sévères, ainsi qu’aux cas de burn-out. Pour autant, prudente, elle n'avait pas intégré le montant des dépenses correspondantes à son chiffrage général, estimant à l’époque que son évaluation présentait « encore des fragilités méthodologiques liées au caractère plurifactoriel de ces pathologies ».
Données plus robustes sur la souffrance psychique
Changement de pied en 2024, « la commission considère que les données épidémiologiques disponibles sont suffisamment robustes, et que le nombre de cas reconnus par la branche permettent d’évaluer la sous-déclaration sur ce champ ». Et les chiffres mis en avant montrent l’ampleur du phénomène des risques psychosociaux dans les entreprises et de la sous-reconnaissance de ce risque. Au total, s’appuyant notamment sur les données de Santé publique France, la commission estime qu’il devrait y avoir entre 46 000 cas et 136 000 cas de souffrance psychique liés au travail les plus graves 1
reconnus en maladies professionnelles ou en accidents du travail. Elle retient que l’ampleur de la sous-reconnaissance s’étire entre 21 100 et 111 200 cas, ce qui représente un manque à gagner estimé entre 127 et 668 millions d’euros.
L’autre gros « morceau », ce sont les troubles musculosquelettiques (TMS), première cause de maladie professionnelle avec 87 % du total des pathologies reconnues. Le rapport de la commission remarque une baisse nette de 6 % entre 2021 et 2022 des pathologies admises au titre des TMS. « Excluant les années 2020 et 2021, atypiques du fait des confinements et des périodes de chômage partiel, le nombre de reconnaissances de l’année 2022 est plus faible, écrivent les rapporteurs, sur le champ de l’ensemble des TMS, que celui dénombré sur toute la décennie 2010. »
Mais malgré les efforts de la branche AT-MP pour renforcer la prévention des TMS depuis le début des années 2010, les rapporteurs enregistrent « d’après les études épidémiologiques, une hausse de la prévalence des TMS ». Ils en concluent donc que le « nombre de cas sous-déclarés…/… est en hausse pour l’ensemble des TMS. » Pour ne prendre qu’un exemple de sous-reconnaissance, celui des pathologies de l’épaule, qui sont parmi les TMS les plus invalidants, l’estimation fournie par le rapport pour la période 2021-2024 s’échelonne entre 29 700 pour la fourchette basse et 57 400 pour la haute. Ce qui, en tenant compte des coûts moyens induits par ces pathologies (traitement + indemnités journalières), génère une dépense indue pour la branche maladie estimée entre 325 et 627 millions d’euros.
Sous-déclaration massive des cancers
Le cas des cancers professionnels est saisissant et illustre à lui tout seul l’importance et la complexité du phénomène de sous-déclaration. En effet, les cancers professionnels ont fait l’objet de nombreux travaux, notamment en raison de l’importance des cancers causés par l’amiante qui ont marqué la santé au travail, en France et en Europe. Ce ne sont donc pas les données épidémiologiques qui manquent en provenance de Santé publique France et du Centre international de recherche sur le cancer (Circ), ainsi que ceux portant sur la part attribuable ou encore sur les expositions à différents produits cancérogènes repérés par les grandes enquêtes nationales comme l’enquête Sumer (Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels) pilotée par le ministère du Travail.
Compte tenu de toutes ces données, la commission retient que « le nombre de cas de cancers attribuables à l’activité professionnelle serait compris entre 69 600 et 102 100 ». Pourtant, malgré toute cette connaissance scientifique, malgré les dispositifs de prise en charge médicale à l’hôpital par des médecins spécialistes censés être au fait des facteurs de risque, malgré le fait, également que, très souvent, la maladie se déclare lorsque le salarié est en retraite et n’a donc plus à craindre de déplaire à son employeur en déclarant sa maladie, la sous-déclaration est massive. « Le nombre de cas sous-déclarés de cancers peut être estimé entre 66 900 et 99 400, peut-on lire dans le rapport. Le coût de la sous-déclaration des cancers est estimé entre 609 et 902 M€.»
L’insuffisante formation des professionnels de santé
Enfin, et c’est une observation récurrente de la commission depuis la première édition de 1997, la première partie du rapport détaille minutieusement les suites de toutes ses recommandations formulées dans l’édition précédente, en 2021. La synthèse en tête du rapport est, de ce point de vue, éclairante sur la permanence de la sous-reconnaissance des AT-MP. « La présente commission constate que la plupart des recommandations faites par la commission précédente en 2021 n’ont pas ou peu été mises en œuvre. D’une part, la formation des professionnels de santé relative aux enjeux des AT-MP, identifiée depuis de nombreux rapports de la commission comme une cause majeure de la sous-déclaration, n’a pas fait l’objet d’orientations notables de la part des pouvoirs publics depuis 2021. D’autre part, la traçabilité des risques professionnels reste perfectible, le document unique des risques professionnels ayant été partiellement mis en œuvre au sein des entreprises. Enfin, les victimes demeurent toujours insuffisamment informées de leurs droits, notamment du fait des démarches déclaratives perçues comme complexes et donc largement incomprises. »
Il n’y a donc aucune raison objective que la situation de la sous-reconnaissance s’améliore d’elle-même.
- 1Ceux qui sont les plus à même de franchir le seuil d’incapacité permanente de 25 % requis par le système complémentaire des pathologies pour lesquelles il n’existe pas de tableau.
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