Environnement et santé au travail : même combat !
En matière de risque environnemental, les expositions professionnelles passent très souvent au second plan. Pourtant, au-delà des riverains, les salariés des sites dangereux sont aussi affectés... au travail et à la maison. Une double peine jamais évoquée.
Une première. Le 17 novembre dernier, la cour d'appel de Lyon validait la reconnaissance en maladie professionnelle du cancer du pharynx d'un ex-salarié de la verrerie de Givors en lien avec une pluriexposition à des substances toxiques (amiante, hydrocarbure aromatique polycyclique [HAP], arsenic...). Une victoire pour les anciens de BSN Glasspack, qui ont fabriqué des pots pour Danone jusqu'en 2003. Et une histoire d'exposition professionnelle qui se double, comme dans de nombreux cas, d'une affaire de pollution du site, constatée dès 1998, puis confirmée par plusieurs études à partir de la cessation d'activité. Dépollution, restrictions d'usage, mise en sécurité, surveillance des eaux souterraines sont vite ordonnées par arrêté préfectoral. Contrairement aux risques professionnels, cette dimension environnementale a été prise en charge tout de suite.
Dans d'autres cas, plus fréquents ou plus connus, il a fallu que l'impact environnemental de la production émerge publiquement pour que les expositions des salariés soient mieux prises en compte. Les risques de l'amiante n'ont ainsi été pris sérieusement en considération qu'à partir du moment où d'autres que les ouvriers pouvaient être touchés : des enfants dans leur établissement scolaire, des adultes travaillant à la fac de Jussieu. Récemment, la mise en évidence des effets des perturbateurs endocriniens sur les bébés à travers les biberons a débouché sur un renforcement des mesures de prévention en milieu de travail. Dans le registre de la sécurité, la catastrophe d'AZF a conduit à l'examen des conditions de sous-traitance dans l'industrie chimique et à une évolution de la réglementation.
Intérêts contradictoires
La jonction des deux problématiques n'est pas, dans les faits, évidente. "Il y a une difficulté constante à articuler protection de la santé dans l'espace de travail et hors de celui-ci", rappelle Renaud Bécot, historien au Centre Maurice-Halbwachs et auteur d'une thèse sur le syndicalisme et l'environnement1 . Car, même s'"il y a un lien essentiel entre exposition professionnelle et exposition environnementale", comme le note Laurent Gonon, porte-parole de l'Association des verriers de Givors, entre, d'un côté, la préservation de l'outil de travail qui permet de gagner sa vie et, de l'autre, la suppression de nuisances qui peut porter atteinte à l'activité, les intérêts sont contradictoires. Ce dilemme a connu des tentatives de résolution durant les années 1960 et 1970. "L'explosion de la raffinerie de Feyzin en 1966 a marqué une évolution, explique Renaud Bécot. Par la suite, la vallée du Rhône a été le théâtre de plusieurs conflits environnementaux, tels ceux de Pechiney à Pierre-Bénite ou Rhône-Poulenc à Saint-Fons, qui ont réuni salariés et riverains pour travailler à élaborer un consensus et articuler leurs revendications." A l'appui, la création par la CFDT d'unions interprofessionnelles de base, en lieu et place d'unions locales, qui proposent de rassembler salariés et habitants des territoires.
Depuis, si des controverses traversent les organisations syndicales sur l'avenir d'une centrale nucléaire ou thermique, ou si des mobilisations ponctuelles rassemblent largement organisations de riverains, de défense environnementale et syndicats, les enjeux de santé au travail et de santé environnementale semblent difficiles à réunir. La menace du chômage et l'évolution des formes d'emploi et de production, avec l'essor des statuts précaires, de la sous-traitance et des délocalisations ont primé sur les enjeux de santé. Mais cela tient aussi à des raisons historiques, liées à la construction des droits du travail et de l'environnement. Celle-ci a mis la santé des salariés "dans les mains des entrepreneurs et l'environnement dans celles des préfectures, et favorisé des cheminements cloisonnés", indique Thomas Le Roux, historien au Centre de recherches historiques-CNRS/EHESS. "Ce confinement d'une partie de la population, à savoir les ouvriers, a permis l'acceptation sociale du risque."
A Noyelles-Godault (Pas-de-Calais), l'histoire du "conflit manqué", selon les termes employés par les historiennes Judith Rainhorn et Coralie Dumontier2 , de la fonderie de plomb et de zinc Metaleurop Nord, qui a fermé en 2003, montre à l'extrême comment, alors que l'impact environnemental et sanitaire de la production était connu, la toute-puissance de l'usine pourvoyeuse d'emplois a joué à plein. Conduisant à l'invisibilité des maladies professionnelles, gérées sur le mode de l'arrangement interne, et au silence des salariés, grands absents du conflit que des associations écologistes et de riverains peinent à mobiliser. Et pourtant, ces travailleurs sont aussi riverains... et connaissent, à la maison, les poussières, les carrosseries corrodées, l'air irritant. "Tout cela fait en quelque sorte partie du "contrat" tacite séculaire entre l'entreprise, ses salariés, les élus locaux et les riverains", écrivent les deux auteures.
Dévaloriser le cadre de vie
C'est double peine pour les travailleurs, qui ont souvent leur lieu de vie à proximité des sites de production, ainsi que leurs espaces de loisirs. Dans la commune de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), à côté d'une zone très industrialisée, existent de nombreux marais et prés salés, qui sont des lieux de chasse, pêche et cueillette pour les habitants. "Cette autoconsommation est très mal prise en compte", constate Christelle Gramaglia, sociologue à l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture. A l'extérieur de l'usine, "tout va bien". "Les phénomènes de pollution environnementale sont difficiles à appréhender : il y a de fortes incertitudes, des relations de causalité complexes, des processus à long terme et pas vraiment d'arène organisée où poser ces questions, relate la sociologue. Mais mettre l'accent sur ces sujets, c'est aussi dévaloriser son cadre de vie, même si les problèmes respiratoires et l'asthme sont monnaie courante. Et risquer des divisions dans le tissu social."
L'enjeu d'une meilleure coordination sur les questions d'environnement et de santé au travail n'est pas ignoré des experts. Il est par exemple au centre des travaux du réseau R31, rassemblant 30 organismes et institutions de recherche et animé par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). Comme le souligne son animateur, Louis Laurent, directeur recherche et veille à l'Anses, "qu'il s'agisse d'agents chimiques, de nanotechnologies ou de radiofréquences, les expositions concernent à la fois le travailleur et le consommateur. L'un sera plus au contact que l'autre, mais il nous faut avoir une approche intégrée". Par ailleurs, les activités étiquetées "développement durable" peuvent être associées à de nouveaux risques. Les technologies vertes ont ainsi donné lieu à une veille prospective du réseau R31 qui relève de nouveaux profils de risque dans le recyclage (voir encadré ci-dessus). Y sont observées l'abondance d'agents chimiques "mal caractérisés et en mélange" et "l'invisibilisation du risque". Cette veille fait aussi l'hypothèse, parmi d'autres, que la mise à contribution du consommateur pour trier ses déchets et les apporter dans les lieux ad hoc abolirait la frontière entre santé au travail et santé environnementale pour privilégier une approche en termes de santé publique.
"La première mutation nécessaire du syndicalisme"
Du côté des entreprises, la création récente d'un droit d'alerte en faveur des salariés et des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) en cas de risque grave pour la santé publique ou l'environnement3 est un nouvel élément apporté à cette vision. Elle s'inscrit dans la lignée des textes qui ont suivi la catastrophe d'AZF à Toulouse en 2001 pour associer le CHSCT au contrôle des installations à risque et permettre aux salariés de se faire entendre d'acteurs extérieurs au sein de commissions locales rassemblant employeurs, élus locaux, associations, riverains... Les réalités sont inégales, pointant en particulier, pour les CHSCT, la complexité des dossiers, les limites de la consultation, le manque de clarification des responsabilités des donneurs d'ordres à l'égard des sous-traitants, et, pour les commissions locales, leur côté "chambre d'enregistrement" Malgré leurs démarches dissemblables, ces commissions restent des lieux de rencontre entre associations et syndicats à partir desquels des liens peuvent se tisser4 . Quant au nouveau droit d'alerte, on manque encore de recul sur son usage.
Louis-Marie Barnier, sociologue associé au Laboratoire d'économie et de sociologie du travail, voit dans ces nouveaux droits "une évolution profonde du syndicalisme et plus largement du salariat dans son ensemble vis-à-vis de l'enjeu environnemental"5 . Il considère qu'"accepter ce regard social sur les conditions de production [...] est la première mutation nécessaire du syndicalisme". Elle conditionne un indispensable "débat social sur les choix de production associant syndicalistes et représentants de la "société civile Pas simple, tant les conceptions dominantes sont encore en tension. Certaines réflexions syndicales vont dans ce sens. A l'image de celle d'un "développement humain durable" portée par la CGT, qui défend également un CHSCT environnement. Mais l'institution syndicale n'échappe pas non plus à un certain cloisonnement.
- 1
Syndicalisme et environnement en France de 1944 aux années quatre-vingts, thèse soutenue en novembre 2015.
- 2
"Faire l'histoire d'un conflit manqué. Pollution environnementale et risques sanitaires autour de Metaleurop-Nord (1970-2003)", in Thomas Le Roux et Michel Letté (dir.), Débordements industriels. Environnement, territoire et conflit. XVIIIe-XXIe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2013.
- 3
Loi n° 2013-316 du 16 avril 2013 et décret n° 2014-324 du 11 mars 2014.
- 4
Voir notamment "Les commissions locales, relais de prévention ?", Santé & Travail n° 85, janvier 2014.
- 5
Dans "Le CHSCT-environnemental au croisement du droit à la santé et des mobilisations environnementales", Mouvements n° 80, vol. 2014/4, 2014.