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« Les expositions professionnelles entraînent une hausse des recours aux soins, loin d’être négligeable » 

entretien avec Mélina Hillion, docteure en économie
par Catherine Abou El Khair / 30 janvier 2025

Data scientist au laboratoire d’innovation de l’Insee et docteure en économie, Mélina Hillion livre une estimation inédite des effets des expositions professionnelles sur les consommations de médicaments et les arrêts de travail, dans une étude publiée par la Dares. 

Votre étude croise les conditions de travail d’un panel de 17 000 personnes avec leurs consommations de soins récoltées par l’Assurance maladie. Qu’apporte cette nouvelle source de données par rapport à ce que l’on sait déjà des liens entre travail et santé ?
Mélina Hillion : Outre des questions très détaillées sur leurs expositions aux risques professionnels, l’enquête « Conditions de travail et risques psychosociaux » de la Dares interroge déjà son panel d’individus sur certains aspects relatifs à la santé, comme le niveau de bien-être psychologique ou le nombre de jours d’absence au travail au cours d’une année. Pour la première fois, ces informations déclaratives sont complétées par des données administratives de l’Assurance maladie, qui les concernent individuellement. Cela permet non seulement de contourner certains biais de déclaration, notamment des biais de mémoire, mais aussi, et surtout, de les enrichir avec des informations inédites sur le recours aux soins, sur une base mensuelle.
Cette granularité de l’information, extrêmement précieuse, permet de montrer comment l’évolution des conditions de travail des individus est liée aux évolutions de leur état de santé. L’appariement de ces deux sources de données permet ainsi de rendre compte de manière plus précise et robuste des effets des expositions professionnelles sur la santé, avec l’avantage supplémentaire d’offrir un échantillon large et représentatif des actifs en emploi.


Quelles sont les principales conclusions de ces travaux ? 
M. H. :
Nous analysons l’évolution de l’état de santé des personnes qui connaissent une hausse « d’un écart-type » des facteurs de risques, c’est-à-dire celles dont l’exposition passe, par exemple, de la médiane aux 20% des personnes les plus exposées. En cas d’augmentation des contraintes physiques entre 2013 et 2016, la délivrance d’analgésiques en pharmacie augmente de 6,6%. Celles d’opiacés et de médicaments traitant les troubles musculo-squelettiques progressent respectivement de 10% et de 5%. De même, l’augmentation des facteurs de risques psychosociaux entraîne une progression de 13,3% des délivrances de psychotropes en pharmacie, de 7,2% pour les opiacés, et de 5,1% pour les analgésiques. Ce sont des effets statistiquement significatifs. On note aussi que les femmes consomment plus de médicaments que les hommes pour traiter les troubles musculo-squelettiques lorsque leurs expositions physiques augmentent. 
On observe aussi une forte corrélation entre les expositions professionnelles et la hausse des absences pour maladie. La probabilité d’être placé en arrêt de travail augmente de 6% en cas de hausse des expositions physiques, et la durée moyenne des arrêts augmente de 1,8 jours par an et par salarié. Pour les risques psychosociaux, la probabilité augmente de 18% et la durée des arrêts de 2,3 jours par an et par salarié.


Quels enseignements peut-on en tirer, en matière de politiques publiques ? 
M. H. :
Ces données permettent d’alimenter le débat public sur la nécessité d’améliorer les conditions de travail. Notre étude montre de manière très concrète comment les expositions professionnelles entraînent une hausse des recours aux soins, un effet qui est loin d’être négligeable. Nous ne sommes pas allés jusqu’à chiffrer le coût de l’ensemble de ces soins, mais c’est un exercice qui mérite d’être fait.
L’étude offre des pistes intéressantes pour cibler les actions de prévention sur certaines populations. Chez les femmes de plus de 45 ans en particulier, l’augmentation des expositions est, plus fortement que pour le reste de la population, associée à une détérioration de l’état de santé perçu, à des limitations d’activité et à des arrêts de travail pour maladie ordinaire.


Sur le plan statistique, ces résultats permettent-ils d’établir un lien de causalité entre expositions professionnelles et dégradation de la santé ? 
M. H. : 
La nouveauté ne consiste pas à montrer qu’il existe ou non un lien de causalité entre le travail et la santé, car ce point fait déjà consensus dans la communauté scientifique. L’enjeu, c’est de réussir à quantifier les effets des expositions professionnelles sur la santé, tout en atténuant certains biais, tel que le biais dit du « travailleur sain ». Les personnes en mauvaise santé étant moins susceptibles d’être en emploi et, lorsqu’elles le sont, d’être exposées aux conditions de travail les plus difficiles, il en résulte généralement une sous-estimation de l’impact des conditions de travail sur la santé. 


Quelles sont les perspectives scientifiques ouvertes par cette étude ? 
M. H. :
En poursuivant le suivi des différentes cohortes dans le temps, nous pourrons  examiner les effets des expositions professionnelles sur des pathologies pouvant apparaître à moyen terme, comme certains problèmes cardio-vasculaires voire certains cancers. A l’avenir, il sera également possible d’analyser plus finement les effets spécifiques des différents types d’expositions professionnelles. Ces nouvelles données offrent de nombreuses perspectives d’études et sont à la disposition des chercheurs.  

 

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