© Patrick Janicek
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Facteurs de risques

par Elsa Fayner / avril 2021

Le sociologue Nicolas Jounin s’est glissé dans la peau d’un facteur à La Poste. De cette immersion, il a tiré un livre dans lequel il décrit le quotidien chronométré des préposés. L’occasion pour Santé & Travail d’enquêter sur un métier sous tension. 

Pour une fois, les organisations syndicales de postiers sont d’accord. Les conditions de travail des facteurs continuent de se dégrader. « Beaucoup d’entre eux, qui ont un attachement à leur activité, ont l’impression de ne pas pouvoir faire leur travail, s’alarme Franck Herrmann, secrétaire général de la CFDT S3C de Rhône Loire. Le facteur, avant, c’était quelqu’un. Il avait un statut social, une relation de confiance avec les usagers, une reconnaissance. Aujourd’hui, il change d’un jour à l’autre, il bouche les trous, il est minuté, il est de plus en plus cadré. » Le syndicaliste décrit aussi une hypercentralisation du management avec « des directions de plus en plus grandes dans les régions, éloignées du terrain, qui prennent toutes les décisions » tandis que « les directions des centres courriers n’ont plus de marges de manœuvre, et encore moins les facteurs ».
Sammy Derrien, élu CGT-FAPT dans le Maine-et- Loire, constate lui aussi un « ressenti général de malaise », « des situations alarmantes dans certains bureaux » et confirme le « manque de valorisation » du travail des agents : « On travaille six jours sur sept, quels que soient le trafic et les conditions météo, pour toucher 1 700 euros en fin de carrière. On a droit à des briefs stigmatisants tous les matins. Et on a chacun un chiffre d’affaires à réaliser pour avoir une notation correcte, celle-ci ayant un impact sur notre tournée et sur nos primes… » Pour François Marchive, membre du bureau de SUD-PTT Isère-Savoie, « on arrive à la dernière phase de destruction du métier. Il y a une vraie stratégie pour le déqualifier ».
Il est loin le temps où le « contrat social » prévalait à La Poste, avec des facteurs qui acceptaient un salaire modéré en échange de journées commençant et se terminant tôt, de la connaissance d’un quartier et de ses habitants et d’une certaine autonomie. Un facteur « achetait » sa tournée. Au cours des années 2000, l’équilibre s’est rompu, entraînant pas mal de dégâts. « Avant, les réorganisations avaient lieu tous les cinq ou huit ans et nous étions accompagnés pour les appliquer. Depuis une quinzaine d’années, c’est tous les deux ans, se désole François Marchive. Nous n’avons pas le temps de nous habituer à notre nouvelle tournée qu’une autre réorganisation arrive. Il n’y a plus que la productivité qui compte. »

Sonnette d’alarme

Résultat : en 2016, huit cabinets d’expertise CHSCT tiraient la sonnette d’alarme, à propos de la souffrance au travail des agents et du manque d’écoute de la direction. En février 2017, La Poste négociait avec les syndicats un plan santé au travail. Cet accord d’entreprise prévoyait l’« amélioration des conditions de travail » des facteurs en les « associant à la construction des organisations », en prévenant « les dépassements fréquents des horaires de travail », ou encore en « valorisant de nouvelles fonctions » pour eux. Aujourd’hui, « les projets de transformation qui donnent naissance à une nouvelle organisation font l’objet au préalable d’une évaluation de l’impact qu’ils auront sur la santé et sécurité des postiers », affirme la direction dans un argumentaire envoyé par courriel. Et de préciser : « Ainsi, 280 préventeurs, 110 médecins du travail et 8 ergonomes sont en appui et soutien des établissements pour évaluer les bénéfices et risques de ces évolutions avec des postiers, en phase de test. »
Si La Poste se félicite d’une baisse de 30 % entre 2016 et 2020 du taux de fréquence des accidents du travail (AT) dans la branche services-courrier-colis, le bilan social 2019 du groupe n’affiche pas d’évolutions aussi satisfaisantes pour plusieurs indicateurs clés. Le nombre d’accidents mortels a ainsi augmenté entre 2017 et 2019. De plus, le nombre de maladies professionnelles progressé : de 470 en 2017, il est passé à 595 en 2019. Il s’agit principalement d’affections périarticulaires.
Le taux d’absentéisme pour maladie, qu’il s’agisse de fonctionnaires ou de salariés en CDI, est également passé de 6,37 % en 2014 à 7,19 % en 2019. Et le nombre de départs entre 2017 et 2019 pour les agents de maîtrise et d’exécution, catégorie dont relèvent les facteurs, interroge. En effet, les démissions et départs en cours de période d’essai ont augmenté. Surtout, le nombre de licenciements pour inaptitude physique a plus que doublé (de 160 à 422). « Il y a de nombreux départs, atteste Thierry Danot, secrétaire du syndicat CFDT de la Loire. Les jeunes partent d’abord. Mais beaucoup d’anciens aussi, qui ne s’y retrouvent plus. Ils n’arrivent pas à terminer leur tournée et ne voient pas comment s’en sortir. Beaucoup partent en TPAS [temps partiel aménagé senior, NDLR]. »

Perte de sens

« Le plan santé au travail est pire qu’insuffisant, dénonce Eddy Talbot, membre du bureau fédéral SUD-PTT. La direction a mis en place des éléments de flexibilité, avec quelques contreparties, comme des primes ou des embauches, mais on est loin des besoins dans les services. Ça n’a modifié en rien le malaise social à La Poste. » Brice Guillotin, expert du cabinet Cedaet, qui intervient souvent dans l’entreprise, constate même une « hausse des risques professionnels au courrier ». En cause : les fameuses réorganisations qui continuent sans relâche malgré les alertes. Selon lui, elles sont la source de « risques psychosociaux parce qu’elles suscitent des incertitudes durables, de l’inquiétude et des tensions, entre collègues comme avec l’encadrement ».
Cet expert observe également un risque plus élevé de troubles musculosquelettiques (TMS), en lien notamment avec le déploiement d’« une organisation du travail dans laquelle sont séparés les travaux intérieurs de tri et les travaux extérieurs de distribution. » « Ceux qui sont au tri risquent davantage de TMS des membres supérieurs, explique-t-il, alors que ceux qui distribuent colis et courrier, ayant des tournées de plus en plus longues, sont davantage exposés aux intempéries, à la fatigue et au risque routier. » Pour Maximilien Merle, secrétaire général du syndicat CGT-FAPT du Rhône, cette segmentation « dégrade le travail et lui fait perdre son sens ». Mais cela n’empêche pas qu’« elle se généralise avec la création de plateformes multiflux ».
Dans son argumentaire, la direction de La Poste pointe la situation du courrier qui continue à se dégrader : le nombre de plis diminue tandis que celui des destinataires augmente. « Il est donc nécessaire d’accroître la recherche de gains de productivité », comme le préconise dans son rapport 2020 la Cour des comptes. Laquelle se réjouit que, de fait, « les effectifs permanents de facteurs, au nombre de 64 156 équivalents temps plein en 2018, ont diminué de plus de 10 % depuis 2014 ». Et recommande en outre d’« accélérer les tournées ».

Normes et cadences

Ce que s’emploie à faire La Poste. Toute réorganisation s’accompagne pour ce faire de « normes et cadences », qui définissent le temps nécessaire à chaque geste : une minute trente pour distribuer une lettre recommandée, par exemple. Et permettent d’établir la durée de chaque tournée. Or, « ces données sont définies a priori, sans connaissance du terrain », regrette Brice Guillotin, exemples à l’appui : « Ce n’est pas la même chose d’avoir 10 ou 80 colis à l’arrière de la voiture : ça ne nécessite pas le même temps de chargement, de rangement ni de réaménagement dans la journée. Ce n’est pas non plus la même chose de faire signer une lettre recommandée dans un pavillon ou dans un grand immeuble. »
« Toutes les expertises menées depuis 2011 disent que le temps de travail réel ne correspond pas au temps de travail prescrit par l’algorithme », abonde Me Julien Rodrigue, qui défend SUD-PTT et des CHSCT de l’entreprise. L’avocat est parvenu à faire suspendre des projets de réorganisation dans certains bureaux de poste, la direction ne parvenant pas à justifier devant les tribunaux les méthodes de calcul utilisées pour les temps de tournée.
Faut-il y voir une conséquence ? La Poste vient de revoir sa copie sur ces normes et cadences. Les résultats ne sont pas encore appliqués partout. « Mais un outil de modélisation a forcément des biais et des limites, souligne Brice Guillotin. La question est de savoir comment on s’en sert et si ce qu’on met dedans est discuté avec les différents acteurs. Or ce n’est pas le cas : les cadences sont édictées sans la participation des personnels concernés. » Il semble que l’on soit loin du compte des engagements pris dans l’accord de février 2017.

« J’ai été surpris par la rigueur des conditions de travail »
entretien avec Nicolas Jounin, sociologue du travail et auteur de "Le caché de La Poste"
Elsa Fayner

Quelle représentation aviez-vous du facteur avant d’en prendre l’habit ?
Nicolas Jounin : J’avais une image un peu folklorique du facteur. J’ai été surpris par la rigueur des conditions de travail et la profondeur de la dichotomie qui existe entre ceux qui décident et ceux qui appliquent. Et par le fait que le taylorisme soit appliqué à des personnes isolées, qui mènent seules leur tournée.

Vous faisiez partie d’une équipe expérimentée ?
N. J. : Sur un effectif d’environ quarante personnes, un quart était en CDD ou intérimaires. Les deux « précaires » les plus anciens étaient là depuis plus d’un an, les autres quelques semaines. Je me suis parfois retrouvé avec un facteur aussi débutant que moi pour faire des tournées. Nous n’avions qu’un badge à partager pour entrer dans les immeubles, nous étions tous les deux aussi peu rapides pour déchiffrer les boîtes aux lettres ; bref ce n’était pas très efficace. Mais cette situation se produit souvent.

Vous faisiez alors plus que vos heures ?
 N. J. : D’après nos contrats, nous commencions à 7 heures et finissions à 13 h 21, du lundi au samedi. Dans la pratique, nous rentrions souvent plus tard, jusqu’à 15 ou 16 heures. Ce qui ne nous empêchait pas de rapporter des « restes », du courrier non distribué, faute de temps. Avant qu’elle ne soit rallongée dans le cadre d’une « réorganisation », ma tournée était censée durer 3 heures 43 minutes et 59 secondes. Une durée bien inférieure à mes performances et même à celles du titulaire de la tournée.

Peut-on parler d’un mal-être grandissant des facteurs à La Poste ?
N. J. : Il n’est pas évident d’avoir une vue d’ensemble, car La Poste retient les informations. Par exemple, un reportage de l’émission Envoyé spécial en septembre 2019 laissait penser qu’il y avait chaque année des dizaines de suicides, dont l’entreprise tiendrait le compte sans pour autant communiquer sur le sujet. D’autre part, certaines données manquent. C’est le cas pour la durée effective du travail : les heures de service réelles des facteurs n’étant pas fidèlement enregistrées, et pas partout de la même manière, ce n’est pas La Poste qui peut dire comment celle-ci évolue. Une exploitation de l’enquête Emploi de l’Insee montre qu’elle tend à augmenter. Je fais l’hypothèse que cela s’accompagne d’une intensification du travail, en me fondant sur des dizaines d’entretiens menés avec des facteurs un peu partout en France. Mais il n’y a pas sur ce point de données statistiques accessibles.
Les rapports sociaux du groupe montrent un accroissement de l’absentéisme mais aussi du nombre de licenciements et de démissions. Mais ces chiffres ne tiennent pas compte des ruptures conventionnelles. Par ailleurs, trois chercheurs ont comptabilisé un millier de conflits sociaux dans des centres de distribution du courrier entre 2013 et 2018, dont 60 % étaient explicitement liés à une réorganisation.

A LIRE
  • Le caché de La Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs, par Nicolas Jounin, Editions La Découverte, 2021.

A LIRE
  • Le caché de La Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs, par Nicolas Jounin, Editions La Découverte, 2021.