Faut-il réformer la procédure d'autorisation de mise sur le marché (AMM) des pesticides ? Au terme de notre enquête, c'est une évidence. Cette perspective commence d'ailleurs à faire son chemin du côté du ministère du Travail, car, avant de se retrouver dans les aliments que nous consommons, les produits phytosanitaires sont préparés et épandus par des travailleurs, exploitants et salariés. Et il apparaît clairement que les expositions de ces derniers à des substances toxiques sont faussement prises en compte dans le déroulement de la procédure d'AMM.
Soumise à une réglementation à la fois européenne et nationale, l'AMM est délivrée par le ministère de l'Agriculture, qui s'appuie pour cela sur une évaluation risque/efficacité réalisée par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). Le problème est que, dans les avis qu'elle émet au terme de son évaluation, l'Anses rappelle systématiquement que les équipements de protection individuelle (EPI) " doivent impérativement être adaptés aux propriétés physico-chimiques du produit utilisé ". Sans autre précision. Et pour cause : personne ne sait aujourd'hui véritablement ce qu'est un EPI approprié. " Ils ne sont pas validés, pas testés pour le milieu agricole ", rappellent Isabelle Baldi, de l'Institut de santé publique, d'épidémiologie et de développement (Isped) de l'université Bordeaux 2, et Alain Garrigou, maître de conférences en ergonomie aux universités Bordeaux 1 et 2.
Garanties insuffisantes
En 2007, ces deux chercheurs avaient mis en évidence l'inefficacité de combinaisons " étanches aux pulvérisations " à travers des tests de perméation
de pesticides. Ils avaient alors lancé une alerte auprès des autorités sanitaires. Un rapport de l'Afsset
, demandé par la direction générale du Travail (DGT) à la suite de cette alerte, confirme : même les combinaisons conformes - mais la majorité des dix testées ne l'était pas - ne garantissent pas une protection correcte face aux mélanges de molécules. Du fait de la variété des produits et de leur capacité de perméation, il est peu probable, de l'aveu même de plusieurs experts rencontrés, qu'il y ait sur le marché un EPI efficace pour chaque mélange.
Cela n'empêche pas l'Anses de continuer à donner des avis favorables à la mise sur le marché des produits, en considérant que le risque est acceptable sous réserve du port d'un EPI, qu'elle ne spécifie pas... et dont elle ignore s'il existe en réalité. Marc Mortureux, directeur général de l'Anses, est bien conscient que cette façon de procéder n'apporte pas suffisamment de garanties. Il souhaite qu'à l'avenir, " lorsqu'un industriel demande une AMM pour un produit phytosanitaire, son dossier soumis à l'Agence spécifie les caractéristiques des EPI assurant effectivement la protection de l'opérateur et lui permettant de descendre en dessous des seuils autorisés ". Une voie de sortie face à une situation qui suscite de plus en plus d'interrogations et qui devrait, en toute logique, conduire les pouvoirs publics à n'autoriser que les produits pour lesquels la protection efficace est connue. Officiellement, personne ne va aussi loin, même si au ministère du Travail, l'une des tutelles de l'Anses, l'hypothèse a bien été évoquée. Jean-Denis Combrexelle, patron de la DGT, préfère faire état de " discussions interministérielles sur les moyens d'améliorer la procédure d'autorisation de mise sur le marché des pesticides et de s'appuyer sur une notion d'EPI adapté et pas seulement théorique ". L'Anses a d'ailleurs mis à son programme 2011 " un inventaire des EPI commercialisés, afin d'apprécier leur efficacité au regard des pesticides et des usages agricoles et de bâtir un référentiel pour les industriels ", signale Marc Mortureux.
Mesures du risque trop limitées
L'évaluation des risques elle-même n'est pas exempte de critiques. Certes, reconnaît Isabelle Baldi, " la réglementation est plus contraignante que pour les autres substances chimiques. Mais la procédure d'homologation présente aussi des limites ". A commencer par celles des méthodes qui servent à mesurer le risque. S'appuyant sur les études fournies par les fabricants, les évaluateurs utilisent des modèles, deux référents anglo-saxons essentiellement, bâtis au début des années 1990. " Le problème est qu'ils sont surtout construits pour des grandes cultures, céréalières par exemple, et demandent des extrapolations pour des cultures et des tâches spécifiques, expose Isabelle Baldi. Ils s'intéressent d'abord aux tâches d'application des produits et négligent la réentrée [sur le terrain où la végétation a été traitée, NDLR]. Or les mesures que nous avons réalisées dans la viticulture, dans le cadre de l'étude Pestexpo
, montrent que cette phase expose tout autant les personnes. " " Les modèles sont basés sur les données de la littérature scientifique et des études de terrain, précise Thierry Mercier, directeur adjoint à la direction des produits réglementés de l'Anses. Ils ne couvrent certes pas toutes les situations, mais la majorité d'entre elles. Dans les autres cas, des études dédiées sont demandées ", et ce, au fabricant. Si les modes de production ont évolué, c'est en positif : les modèles sont donc réputés " conservateurs " du point de vue de la mesure de l'exposition.
Défendre les " phyto-victimes "
" Les firmes continuent à prétendre que le lien entre les pesticides et les maladies dont sont victimes les professionnels n'est pas démontré, mais les choses sont en train de bouger ", assure Paul François, céréalier en Charente. La création en mars de l'association Phyto-victimes, qu'il préside, en est un signe. Son premier but est d'informer sur l'impact des pesticides sur la santé, " montrer qu'il y a un déni et le dénoncer ", poursuit Paul François. Il s'agit aussi d'apporter une aide aux victimes, exploitants, salariés, jardiniers... ayant été exposés dans leur activité, en les soutenant dans leurs démarches de reconnaissance du caractère professionnel de la maladie. Autre axe fort : encourager des pratiques plus respectueuses de l'homme et de l'environnement.
C'est à travers ses propres péripéties que Paul François s'est rendu compte, avec d'autres, qu'il fallait " sortir de l'omerta et fédérer ". Gravement intoxiqué en 2004 au Lasso(r), un désherbant de la société Monsanto retiré du marché européen en 2007 mais interdit bien avant dans plusieurs pays, il a fini par obtenir que ses problèmes de santé - malaises, moments d'absence, pertes de connaissance - soient considérés comme causés par l'herbicide. Cette décision du tribunal des affaires de Sécurité sociale d'Angoulême prononcée en 2008 a été confirmée par la cour d'appel de Bordeaux en 2010. Paul François poursuit aussi Monsanto pour faire reconnaître sa responsabilité dans " le manque de renseignements sur la dangerosité du produit ". Et ainsi " montrer aux agriculteurs qui en doutent encore que ces produits homologués ne prennent pas en compte la dimension santé ".
Ces modèles se fondent sur un niveau d'exposition acceptable pour l'opérateur (AOEL, pour " acceptable operator exposure level "), défini au niveau européen. Cette valeur de référence, déterminée par expérience sur l'animal, est la quantité maximale de substance active à laquelle on peut être exposé sans effet nuisible à la santé. Si le niveau d'exposition évalué pour la substance (dans les conditions déterminées d'usage du produit : dose, surface, appareil) est inférieur à l'AOEL, le risque est " acceptable ". L'exposition est mesurée avec et sans port d'un EPI, à savoir des gants et un vêtement de type combinaison en coton et polyester, la contamination s'effectuant essentiellement par la peau. Mais la protection est elle-même modélisée (à partir de paramètres basés sur les études qui ont nourri les modèles) et l'EPI est considéré comme efficace à 90 ou 95 %. Y compris le vêtement... Ce qui laisse sceptique plus d'un spécialiste des EPI. " Des études de terrain révèlent qu'on en est loin, même avec des combinaisons de protection contre les produits chimiques, observe Alain Garrigou. Et il n'existe pas d'EPI générique qui protège de toutde façon équivalente. " Pourtant, selon le résultat obtenu avec et sans cet EPI " fictif ", le port de celui-ci sera simplement " recommandé " ou constituera une condition d'emploi du produit.
Effet cocktail négligé
Enfin, ces estimations ne portent que sur la substance active. " On évalue une préparation et on suit l'exposition à la substance ", explique Thierry Mercier, " en prenant en compte la présence de formulants ", c'est-à-dire de produits dépourvus d'activité phytosanitaire. Mais il n'en reste pas moins que seul l'AOEL du principe actif est considéré. Or un pesticide est un mélange contenant aussi des adjuvants, qui servent entre autres à faciliter la pénétration de la substance dans le végétal et, de fait, accélèrent son passage à travers la peau. L'effet cocktail du produit n'est pas pris en compte. " Ce sont des modèles très normés, très encadrés, il y a un travail de remise en discussion à faire à long terme ", estime Alain Garrigou, qui souhaite une remise en question de la notion de " risque acceptable ", laquelle " ne bénéficie pas de l'assentiment de l'ensemble de la communauté scientifique ".
Pour l'heure, face aux limites des équipements de protection, la DGT a lancé un chantier de révision de la norme de fabrication des combinaisons, auquel participent les fabricants d'EPI, les laboratoires d'essais et les organismes de prévention. Cette réflexion sert de base à des travaux au sein du Comité européen de normalisation, en vue de faire évoluer la norme d'essai de résistance à la perméation des produits chimiques. La DGT pourrait par la suite recourir à la " procédure d'objection formelle " à l'égard des normes actuelles, ce qui imposerait aux fabricants de revoir l'ensemble de leur gamme d'EPI.
Maladie de Parkinson et cancers
Rien ne garantit donc pour l'heure que tous les produits sur le marché puissent être utilisés sans risque pour la santé. Pourtant, les recherches scientifiques concordent pour établir un lien entre l'exposition aux pesticides et un certain nombre de maladies : celle de Parkinson en particulier, mais aussi différents cancers (du cerveau, du sang, de la peau...). " Chaque étude a des résultats limités, mais tous les signaux sont négatifs. Cela devrait nous conduire à admettre une présomption de danger ", souligne William Dab, titulaire de la chaire hygiène et sécurité du Conservatoire national des arts et métiers et ancien directeur général de la Santé. S'il est difficile, dans le cas des pesticides, de mettre en relation une molécule et un effet sur la santé, " il est nuisible d'exiger que la causalité soit démontrée ".
" Face au problème du Mediator(r), on aura une réforme du système de sécurité sanitaire. Mais je constate que le problème majeur du chlordécone
n'a pas eu les mêmes effets ", poursuit William Dab. " L'exposition des travailleurs aux pesticides souffre d'une invisibilité sociale ", note pour sa part Jack Bernon, responsable du département santé et travail à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail. Entre logique économique de rendements agricoles et logique de préservation de la santé des travailleurs, le compromis n'est pas simple. Mais dans un pays qui est le premier consommateur européen de pesticides, la première pèse lourd.