Les failles du "lean management" en pleine lumière
Mis en échec par la pandémie, le mode de production en flux tendu prôné par le lean n’a pas pu répondre à certains besoins essentiels. Mais ce constat ne doit pas occulter ses effets délétères, en temps normal, sur la santé des salariés.
La crise provoquée par l’épidémie de Covid-19 a agi comme un profond révélateur des impasses économiques, sociales et écologiques du système capitaliste mondialisé. Elle a notamment mis en évidence les limites d’un certain modèle d’organisation, le lean management. Ces limites, quelques exemples emblématiques les ont illustrées ces derniers mois, comme la fabrication défaillante de masques, de surblouses nécessaires aux soignants, de tests ou encore de certains médicaments.
Présent dans de nombreux grands groupes, mais aussi dans les services publics, le lean management constitue désormais un des modes de production les plus répandus du système économique globalisé. Il se caractérise par des organisations en « flux tendu et zéro stock », une rationalisation extrême du travail et des process de production. En lien avec le lean, les chaînes d’approvisionnement, devenues internationales, nécessitent aujourd’hui de recourir à de multiples fournisseurs de matières premières ou de produits intermédiaires, éloignés les uns des autres. Les entreprises qui commercialisent le produit fini se retrouvent alors particulièrement vulnérables en temps de crise.
Un tel constat invite à s’interroger sur la question de la souveraineté en matière de production, a fortiori s’agissant de biens et de services pouvant être considérés comme essentiels. Sans compter les aberrations écologiques qui apparaissent criantes. Privilégier systématiquement le moindre coût s’avère véritablement préjudiciable pour l’environnement : au transport des marchandises sur de longues distances, s’ajoute la pollution issue de procédés de fabrication dans des pays moins contraints par le respect de normes environnementales que ceux d’Europe.
La productivité avant tout
Mais, si les conséquences en termes économiques et écologiques du lean sont particulièrement visibles pendant la période que nous traversons, ce modèle s’avère tout aussi problématique du point de vue du travail et de la santé des salariés ou agents. Et ce, y compris en dehors de toute crise sanitaire.
Inspiré des méthodes japonaises issues du Toyota Production System (TPS) et développées dans les années 1960-1970, le lean manufacturing s’est d’abord imposé comme mode d’organisation privilégié dans le secteur de l’automobile, avant d’être diffusé dans d’autres secteurs d’activité. Il a alors pris le nom de lean management, littéralement « management amaigrissant », ou encore celui d’« excellence opérationnelle ». Son développement s’est inscrit dans un contexte où la production de masse standardisée a laissé place à des demandes de consommateurs plus versatiles – ce qui nécessite un renouvellement continu des biens et suppose des moyens pour les personnaliser toujours davantage. Plus précisément, ce modèle organisationnel cherche à éliminer tout ce qui n’apporte pas directement de valeur ajoutée1
, à améliorer la productivité ainsi que la performance de l’entreprise.
Le premier pilier sur lequel repose le lean, le « juste-à-temps » (ou le « flux tendu »), vise à aménager la production en fonction de la demande du client et de ses variations dans le temps. En utilisant seulement ce qui est considéré comme nécessaire à l’instant T en termes de ressources matérielles et humaines, en réduisant les stocks de matières premières (dans l’industrie) et en adaptant la force de travail à la fluctuation des commandes, le « juste-à-temps » a vocation à limiter les coûts et améliorer les délais de production.
Au cœur du système, l’externalisation
Ce fonctionnement implique de définir une organisation du travail suffisamment souple, avec une capacité à ajuster, sous diverses formes, les moyens de production : flexibilité des machines et des lignes de montage, fort degré de polyvalence chez les salariés, flexibilité du temps de travail et de l’emploi – avec notamment le recours à de l’intérim ou à du personnel en contrat à durée déterminée (CDD) pour absorber les pics de fabrication et réduire la masse salariale en période de creux. L’objectif de réduction des coûts se traduit par le choix d’externaliser certaines activités, à commencer par les étapes de la chaîne de valeur jugées les moins rentables. L’achat des matières premières, la fabrication de telle ou telle pièce ou encore la fourniture de tel service se font alors par le biais de sous-traitants ou de filiales basées dans les pays aux tarifs les plus concurrentiels.
Le second pilier du modèle, le « jidoka », vise à améliorer la qualité de la production et à promouvoir l’optimisation des processus de façon continue. Dans l’industrie, il s’agit de mettre en place des actions permettant de détecter en temps réel les défauts des pièces fabriquées et de faciliter la remontée des dysfonctionnements rencontrés sur le terrain, afin qu’ils soient traités rapidement.
En théorie, l’équation que le lean management entend résoudre paraît presque idéale pour l’entreprise puisqu’elle répond aux enjeux de baisse des coûts et des délais, tout en améliorant la qualité des produits et la satisfaction des clients, grâce à une participation active des salariés à la résolution des problèmes. Mais les tensions et les contradictions organisationnelles qui découlent souvent de sa mise en pratique ne sont pas sans effet sur la santé des travailleurs et leur exposition à des risques.
Le travail en mode dégradé devient la norme
Le lean est tout d’abord un facteur d’intensification des rythmes de travail. Le « flux tendu » ne peut se faire qu’au prix d’une augmentation des cadences ou du recours à des heures supplémentaires. Les « temps morts » sont supprimés, ne permettant plus aux salariés de récupérer. La pression temporelle, inhérente au respect des attendus en termes de production, expose les opérateurs à de fortes tensions. Cette organisation, sans visibilité, limite dès lors les moyens de régulation pour faire face aux aléas, qui doivent être le plus souvent absorbés par les travailleurs. Ainsi, un fonctionnement en mode dégradé, incapable de prendre en compte la variabilité des situations, finit par se banaliser et devient la norme. Dans un système où la complexité du réel et l’incertitude sont de plus en plus fortes, la crise devient, en quelque sorte, un état permanent. Ce modèle est également un facteur de déstabilisation des collectifs de travail. Le « juste-à-temps » amène à reconfigurer régulièrement les équipes, par le recours à des intérimaires ou des CDD. La cohérence des connaissances et des savoir-faire détenus par les collectifs de travail est alors remise en cause, ce qui s’avère particulièrement délétère dans les environnements de travail où les questions de sécurité sont cruciales. Cette recomposition incessante des équipes génère en outre une charge mentale importante chez les plus expérimentés, souvent mis à contribution pour intégrer les nouveaux embauchés, alors qu’ils continuent à réaliser leurs missions. De plus, le lean tend à placer les salariés face à des injonctions contradictoires, car ils doivent, tout à la fois, aller vite, respecter les délais et assurer un niveau de qualité élevé… L’impossibilité de répondre à l’ensemble de ces exigences suscite chez ces derniers un sentiment de « travail mal fait » et entraîne une perte de sens. Pensons ici aux personnels soignants et aux dilemmes auxquels ils sont confrontés, à la suite des réformes de notre système de santé : prendre soin des malades devient de plus en plus difficile quand, dans le même temps, il faut remplir et libérer des lits, coûte que coûte.
De nouveaux modèles à inventer
Aussi la crise du Covid-19 est-elle une occasion – rare – de s’interroger sur nos modèles d’organisation. Nous pouvons faire perdurer ceux de l’ancien monde, qui nous ont précipités dans une catastrophe dont les effets sont encore à venir. Ou nous pouvons, à la lumière de leurs travers, en inventer d’autres, plus cohérents avec nos aspirations démocratiques et écologiques, de nature à favoriser un système économique et social juste et participatif, à même de préserver l’environnement mais également de prendre soin du travail.
- 1La valeur ajoutée s’entend ici selon le point de vue du client