Faut-il craindre la " lean production " ?
L'un est chef du département d'ergonomie industrielle du groupe PSA, l'autre délégué central CGT de Renault. Alexandre Morais et Fabien Gâche confrontent leurs points de vue sur le lean manufacturing et les risques d'une rationalisation permanente du travail.
Toyota, l'entreprise qui a inventé le lean manufacturing(voir encadré), a été contrainte de rappeler près d'une dizaine de millions de véhicules dans le monde depuis l'automne dernier, à cause de défauts majeurs de sécurité. Cela ne démontre-t-il pas les limites d'une organisation de la production trop " rationalisée " ?
Alexandre Morais : Non, je crois que nous sommes plutôt en face d'un problème de production en série de pièces de plus en plus sophistiquées. Lean ou pas lean, cela peut arriver à n'importe quelle production en série. En outre, le lean permet justement de se prémunir contre ce type de problèmes : le franchissement d'une étape de fabrication n'est possible que si le résultat attendu à l'étape précédente est atteint.
Cela se traduit par des postes contrôlant la qualité de modules fonctionnels d'une pièce tout au long du processus de fabrication et, à la fin, par le contrôle de l'organe terminé. Dans le cas que vous citez, je ne connais pas la véritable raison, mais il me semble que le problème rencontré relèverait plus d'une défaillance dans le processus de contrôle que du fait d'être dans une production lean
FABIEN GÂCHE : Je suis d'accord avec vous, un problème de qualité peut toujours arriver, quelle que soit l'organisation du travail. Mais je crois aussi que le cas de Toyota est révélateur de ce que nous connaissons dans les entreprises. Le rappel des véhicules n'est pas lié à un problème unique mais à plusieurs pièces défectueuses venant de sous-traitants différents.
Mais à côté de cette " non-qualité " visible et incontestable, il y a aussi celle du quotidien des salariés, quel que soit leur statut. Celle qui est générée par les contradictions entre le discours managérial sur la qualité et la réalité. De plus en plus, les contraintes imposées aux salariés par le lean manufacturing les obligent, faute de temps, à laisser passer tantôt un cordon de soudure défectueux, tantôt un joint de portière mal accroché. Le salarié rencontre de plus en plus de difficultés pour bien faire son travail. Alors, oui, il y a des contrôles " obligatoires ". Mais il est de plus en plus difficile de faire prévaloir la qualité face aux exigences de productivité. Et c'est précisément sur ce dernier critère que sont jugés le salarié et sa maîtrise, dans le cadre de leur évolution salariale... Les uns comme les autres ont donc intérêt à cacher la réalité, au risque d'en souffrir énormément, car personne n'aime bâcler son travail.
De plus en plus d'entreprises font appel à la démarche leanpour améliorer leur productivité ou exigent de leurs sous-traitants qu'ils adoptent à leur tour cette doctrine d'organisation du travail. Ne doit-on pas craindre que cette généralisation n'aboutisse à dégrader encore davantage la santé au travail, en augmentant le risque de troubles musculo-squelettiques (TMS) et d'atteintes à la santé mentale ?
F. G. : Chez Renault, on ne parle pas de " lean ", mais de " SPR ", " système de production Renault ". C'est globalement la même chose. Cela revient à normaliser des procédures qu'on impose aux équipementiers et sous-traitants, en leur vantant cela comme le summum de l'efficacité et de la qualité. Sauf que, dans la vraie vie, chacun constate le déphasage croissant entre le but et les moyens. Le leitmotiv, c'est " Faire toujours plus avec toujours moins ", " Faire plus vite et moins cher ".
Quel que soit l'habillage qu'on met autour, le lean manufacturing reste un instrument pour imposer cette course au moins-disant social, au nom de la guerre économique. Et jusqu'à preuve du contraire, la guerre, c'est jamais bon pour la santé de ceux qui sont au front ! Alors, bien sûr que les salariés qui voient leurs contraintes de temps augmenter et leurs marges de manoeuvre se réduire vont faire davantage de TMS. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais surtout, la mise en concurrence des salariés entre eux, entre sous-traitants et donneurs d'ordre, le diktat de procédures qui vont empêcher la coopération, c'est cela qui va faire souffrir les gens.
A. M. : Chez PSA, on parle du " SEP ", " système d'excellence PSA ", avec de gros efforts pour adapter les principes du lean à la volonté socio-économique de l'entreprise. Cela se traduit notamment au travers d'accords avec les partenaires sociaux pour améliorer les conditions de travail. Cela a démarré en 2001 par un accord basé sur la réduction de la charge physique globale de travail : nous sommes ainsi passés de 35 % de postes " lourds " à 10 % en 2009. De la même manière, pour faire face à l'évolution des caractéristiques de la population de fabrication, notre objectif est de créer 60 % de postes " légers ", permettant par exemple de garder dans l'emploi des populations vieillissantes.
Outre ces actions sur les aspects physiques du travail, nous intégrons dès la conception des postes les aspects cognitifs, psychiques et organisationnels, pour la prévention des TMS, la charge mentale ou le travail des seniors. Et ce pour tout projet, véhicule ou organe. C'est moins coûteux et plus efficace que les actions sur les installations déjà existantes que nous conduisons par ailleurs.
Tout de même, la base d'une démarche leann'est-elle pas la standardisation des modes opératoires, conduisant immanquablement à la chasse aux temps morts, à la limitation des marges de manoeuvre des opérateurs et, finalement, à un appauvrissement du travail ?
A. M. : Vous m'accorderez que la standardisation n'apparaît pas qu'avec le seul lean. Les trois principes du lean - réduction des pénibilités, réduction des gaspillages, stabilité de l'activité - sont autant d'opportunités pour l'ergonome. Le dernier principe, par exemple, permet de réduire le stress de l'opérateur, en lui évitant notamment la succession de phases d'accélération et de décélération dans son travail, parce qu'il sait à l'avance ce qui va se passer : il peut anticiper, se préparer à agir. La réduction des gaspillages, autre exemple, permet de ne présenter que les informations pertinentes pour l'activité de l'opérateur. Bien entendu, appliquer trop strictement ces principes, sans tenir compte des spécificités de l'entreprise, risque d'aboutir à une perte d'autonomie. Dans l'exemple de la sélection des informations pertinentes, il faut préserver la capacité d'adaptation de l'opérateur à l'imprévu. De la même façon, chez PSA, nous ne considérons pas qu'il n'y ait qu'un geste, unique, pour réaliser telle ou telle opération. Nous préférons mettre l'accent sur le geste délétère pour la santé et la performance.
Enfin, je voudrais insister sur un point : la définition des standards de travail est faite par les opérateurs de fabrication. Cela leur donne l'occasion de retrouver une partie de la maîtrise de leur travail perdue avec la conception des modes opératoires par les bureaux des méthodes.
F. G. : Réduire la pénibilité, les gaspillages et prôner la stabilité sont des aspects qui ne peuvent être que partagés. Mais dans les faits, c'est souvent l'inverse qui est vécu. La cotation des postes ou les fiches d'opération standard ne tiennent pas compte des spécificités de chacun des individus. Or il y a des jeunes, des vieux, des grands, des petits, des hommes, des femmes. L'individu moyen n'existe pas. De plus, les fiches sont rédigées à partir d'un fonctionnement théorique, souvent déconnecté de la réalité des dysfonctionnements : pannes, manque de pièces, non-remplacement des absences... Résultat, le travail en mode dégradé tend à se généraliser.
Quels garde-fous proposez-vous pour éviter les dérives du lean, où la recherche de gains de productivité prédomine au détriment de la santé des opérateurs ?
F. G. : La question qui est posée, c'est la finalité de l'entreprise et donc celle du " travail ". Quel sens donne-t-on à ce qu'on fait et pourquoi le fait-on ? De là découle la question des moyens et des besoins pour bien faire ce qu'on a à faire.
Avec la rationalisation imposée par le lean, l'intelligence et la créativité des salariés sont mutilées par une organisation qui les désigne comme des " coûts à supprimer " et qui déstructure les collectifs de travail. Nous, nous pensons au contraire que les salariés constituent un investissement pour l'efficacité, la qualité et le devenir de l'entreprise elle-même.
L'article L. 2281 du Code du travail relatif au droit d'expression des salariés doit être mis en oeuvre dans les entreprises. Mettre en débat le travail, les critères de qualité et d'efficacité, c'est se donner des moyens pour réduire notablement les dysfonctionnements d'une organisation qui génère des surcoûts, ignorés et surtout masqués par le management. Santé et travail bien fait vont de pair.
A. M. : Tout à fait d'accord avec vous sur le fait que ce dont nous parlons concerne bien la finalité du travail et celle de l'entreprise. Le garde-fou principal est l'engagement de tous les niveaux de l'entreprise. Au niveau des opérateurs, nous veillons à la participation effective des salariés au processus d'amélioration continue ; au niveau de la hiérarchie, nous avons lancé un programme de sensibilisation à l'ergonomie. Au niveau européen, enfin, nous avons mis en place un groupe de travail composé des partenaires sociaux de chaque pays, qui réfléchissent à la mise en oeuvre du lean manufacturing. Sont inscrits à son programme, justement, les garde-fous, ou encore la participation des salariés. C'est à ces conditions que nous parvenons à maîtriser l'application du lean au sein du groupe PSA.