"Favoriser une culture de transformation du travail"
Ancien secrétaire confédéral de la CFDT, Henri Forest est corédacteur, avec Charlotte Lecocq et Bruno Dupuis, du rapport "Santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée".
Que répondez-vous à ceux qui doutent de votre analyse selon laquelle la complexité du système de prévention serait la cause de son manque d'efficacité et s'interrogent sur la nécessité de passer d'une logique fondée sur la contrainte à une culture de la prévention et de la transformation du travail ?
Henri Forest : Le système de santé au travail français, tel qu'il est organisé aujourd'hui, permet à la France de satisfaire formellement à ses engagements internationaux. Il a indéniablement contribué à faire diminuer, au fil du temps, la sinistralité liée aux accidents du travail, malgré un faible ratio des moyens financiers consacrés à la prévention comparativement à ceux de la réparation.
Toutefois, cette approche montre depuis quelques années ses limites, voire des zones grises, comme la prévention des risques psychosociaux ou la prise en charge de la désinsertion professionnelle des salariés, liée notamment à l'allongement de la vie de travail.
En large partie du fait de sa construction par strates successives, le système actuel mobilise un grand nombre d'acteurs, institutionnels ou non, avec des moyens pris dans leur ensemble très significatifs et des périmètres de compétences qui ne sont pas exempts de zones de recouvrements et d'interférences. Il génère des doublons et, dans le meilleur des cas, nécessite des moyens de coordination très chronophages pour que ces acteurs multiples travaillent ensemble. L'Etat et les partenaires sociaux peinent, dans ce contexte, à orchestrer la mise en oeuvre des actions de prévention qu'ils ont pourtant établies en concertation dans le cadre du PST 3 [3e plan santé au travail].
Sur les territoires, pour les salariés et les employeurs, en particulier dans les TPE et PME, ce système n'est pas lisible. Cette catégorie d'entreprises n'a pas en retour un service en termes de conseil en prévention à la hauteur des cotisations dont elles s'acquittent directement auprès des services de santé au travail, ni à la hauteur de ses besoins en accompagnement.
En aucun cas le rapport ne suggère d'affranchir les employeurs de leurs obligations réglementaires en matière de prévention des risques. Certaines d'entre elles méritent au contraire d'être renforcées, comme l'a montré le rapport Frimat sur le risque chimique1 . Mais vis-à-vis, par exemple, des risques organisationnels - troubles musculo-squelettiques et risques psychosociaux - comme du maintien dans l'emploi des salariés vieillissants ou malades, nous avons estimé que c'est bien de conseil et d'accompagnement qu'ont cruellement besoin les employeurs, les salariés et leurs représentants. C'est là toute la philosophie du rapport : favoriser une culture de prévention et de transformation du travail dans les entreprises pour pénétrer les pratiques managériales au quotidien.
Les médecins du travail craignent d'être cantonnés dans leur cabinet, d'être coupés du terrain et de ne plus pouvoir collaborer avec l'équipe pluridisciplinaire, d'autant plus que leur mission n'est pas à proprement parler tournée vers le conseil aux entreprises, comme le sera celle de la structure régionale recommandée. Que leur répondez-vous ?
H. F. : Ce n'est pas le sens du rapport, il ne remet nullement en cause le périmètre actuel de la mission du médecin du travail, qui repose sur l'évaluation globale de la situation médico-socio-professionnelle réelle des salariés, et il n'obère pas la nécessité qu'il maintienne sa connaissance du milieu de travail.
Les structures régionales proposées disposent d'une gouvernance refondée et ont une mission clairement affichée : celle de la promotion de la santé au travail. Elle se décline en cinq axes, dont celui de la surveillance de l'état de santé individuel des salariés. Cela ne signifie pas cloisonnement ou marginalisation du rôle du médecin du travail sur ce seul axe, mais une plus grande possibilité d'échange, de coopération, de transversalité pour déterminer et mener les actions sur le milieu de travail entre ce praticien et l'ensemble des acteurs des différentes disciplines désormais rassemblées dans les structures régionales.
Le médecin du travail pourra donc, à notre sens, pleinement, voire mieux déployer ses actions au sein d'un collectif étoffé disposant de compétences pointues et de ressources plus étendues dans un cadre ayant la taille critique nécessaire.
Les agents des services prévention des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), mais aussi la direction des Risques professionnels (DRP) de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), considèrent qu'un assureur doit obligatoirement marcher sur ses deux jambes, contrôle et conseil, et que la séparation entre les deux prônée par votre rapport n'est pas adaptée à la réalité de l'entreprise. Leurs arguments ont-ils fait évoluer votre position ?
H. F. : Les réactions de la direction de la Cnam et de la DRP ont une grande ressemblance avec celles de certains agents des Carsat. Mais cela ne représente pas forcément la totalité des points de vue. Il apparaît toutefois que le principe de séparation claire des fonctions de contrôle, réparation et conseil en prévention prôné dans notre rapport est questionné.
Nous posons ce principe pour deux raisons : répondre à la demande de lisibilité du rôle des acteurs de la santé au travail, très largement exprimée par les utilisateurs ; favoriser les capacités d'accompagnement des entreprises et l'appétence de ces dernières à être accompagnées, notamment dans la durée.
Il est important de préciser que la séparation des fonctions de conseil et de réparation ne remet pas en cause les missions de l'immense majorité des 1 400 agents de la mission de prévention des Carsat. Il est nécessaire de rappeler aussi que sur un peu plus de 2,2 millions d'établissements, 2,5 % seulement sont en moyenne contrôlés annuellement.
L'intrication des missions indispensable à la prévention, doxa prônée par la branche AT-MP [accidents du travail-maladies professionnelles] de l'Assurance maladie, peut s'exercer même si ces trois missions sont portées par des organismes indépendants du fait de leurs statuts et prérogatives respectifs. La séparation physique des activités de contrôle et de conseil peut en effet avoir lieu sans pour autant que leurs liens fonctionnels disparaissent. Nous persistons à penser que ces liens seront même renforcés dans un nouvel environnement global de prévention simplifié. Le contrôle pourra induire davantage de conseil ; le conseil, ayant désormais la masse critique pour faire de l'accompagnement au quotidien, continuera à interpeller pour une adaptation de la tarification ou des aides financières. Des leviers seront donc bien mis à la disposition des préventeurs, dont l'action ne sera pas isolée des fonctions de contrôle et de tarification, et réciproquement.
La dualité actuelle entre, d'une part, la convention d'objectifs et de gestion signée entre l'Etat et la branche AT-MP et, d'autre part, le plan santé au travail est l'une des raisons principales qui ont conduit à une forme d'échec des PST. Et donc de la politique publique de santé au travail. La répartition proposée, plus claire, des missions entre l'Assurance maladie et l'Etat en facilitera le pilotage global.
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Rapport rendu public fin août dernier.