Un film pour aider les victimes de suicide professionnel
« On lâche rien ! » promet le titre du documentaire sur la souffrance au travail, réalisé par Daniel Kupferstein. En effet, l’association ASD-Pro, qui en est à l’origine, se bat avec les victimes ou leurs proches face au déni des administrations et des entreprises. Une double peine pour les familles.
« Suicide au travail, pompiers indignés. » Ce message, les pompiers de la caserne d’Angers l’ont porté pendant la course à pied de 540 kilomètres qu’ils ont organisée jusqu’en Haute-Loire, en mémoire de leur collègue Lauriane Amaglio, 23 ans, qui s’est donné la mort en avril 2016. Le lendemain de l’annonce de son licenciement. Un acte en lien avec le travail ? Aucun rapport, ont longtemps assuré ses supérieurs hiérarchiques…
C’est cette course qui sert de fil rouge au film de Daniel Kupferstein, Souffrance au travail... On lâche rien ! Le réalisateur, auteur d’un autre documentaire sur un thème proche, Harcelé à en perdre la raison, tisse ensemble trois affaires emblématiques : au suicide de Lauriane Amaglio s’ajoute celui de Philippe Kieffer, un ingénieur de l’Agence spatiale européenne (ESA) en poste à Noordwijk (Pays-Bas) qui s’est pendu en décembre 2011 à l’âge de 31 ans. La lettre d’adieux à ses parents est explicite : « Voilà trois ans que je souffre le martyre sur mon lieu de travail. Il fallait y mettre un terme. » Un problème de harcèlement ? L’ESA s’en défend, se retranchant derrière son statut d’organisme international pour empêcher toute investigation.
Trois histoires complexes
Diplomate en poste à Cotonou au Bénin, Françoise Nicolas a été écartée après avoir découvert des dépenses fictives au sein du ministère des Affaires étrangères ; victime d’une agression de la part d’une collègue, placardisée à son retour en France, puis mise d’office à la retraite à 56 ans… elle a tenté à deux reprises de mettre fin à ses jours pendant son long combat pour faire valoir ses droits. « A partir de ces trois histoires complexes, j’ai voulu faire un seul récit et montrer la façon dont elles se rejoignent », explique Daniel Kupferstein.
Le film doit beaucoup à l’Association d'aide aux victimes et aux organisations confrontées aux suicides et dépressions professionnels (ASD-Pro), fondée en 2008 par Michel Lallier, syndicaliste, Dominique Huez, médecin du travail, et Frédérique Guillon, ergonome et psychologue du travail sur le site nucléaire de Chinon (Indre-et-Loire). « Nous avions été confrontés deux ans plus tôt à une série de suicides qui a mené à la prise de conscience d’une double peine, explique Frédérique Guillon. A la souffrance professionnelle, s’ajoute le déni qu’oppose l’entreprise de tout lien avec le travail. » En outre, l’association souhaitait sortir de l’impasse du harcèlement moral entre individus : « Nous préférons parler de souffrance organisationnelle ou institutionnelle et nous la montrons, poursuit Frédérique Guillon. Elle est souvent suivie d’une souffrance administrative dès lors que les victimes veulent la faire valoir. »
Harcèlement institutionnel
L’association, qui reçoit chaque année une quarantaine de demandes d’accompagnement, s’est portée partie civile au procès France Télécom qui a consacré la notion de « harcèlement moral institutionnel », à la suite notamment de dix-neuf suicides ayant eu lieu entre 2007 et 2010. « Nous dénoncions les dénégations de cette entreprise qui s’est efforcée de rendre invisibles les conséquences de sa politique organisationnelle sur la santé mentale des agents, et la justice nous a donné raison », précise Frédérique Guillon.
Les indemnités versées à la suite de la reconnaissance du préjudice ont permis à ASD-Pro de financer ce documentaire de 82 minutes. « Il vise à montrer le déni des directions, aussi bien des administrations que des entreprises, ainsi que la dynamique d’action des victimes et de leurs ayants droit. Il y a un contraste percutant entre des situations où il existe un soutien – par exemple, les parents de Lauriane, accompagnés par un syndicat, qui ont obtenu la reconnaissance de l’imputabilité au service de son suicide – et celles où il est absent », poursuit Frédérique Guillon. L’association espère ouvrir le débat, notamment avec les syndicats : car ces situations qui peuvent être perçues comme individuelles, voire personnelles, révèlent des problèmes organisationnels, par conséquent collectifs. Les condamnations des dirigeants de France Télécom n’ont pas suffi pour que des leçons en soient tirées en matière de prévention des risques, chez Orange ou ailleurs. « Mais il est désormais possible de porter plainte pour harcèlement institutionnel, un chef d’accusation qui ouvre la voie à une investigation », souligne Frédérique Guillon.