Fleuristes, un bouquet d’expositions toxiques
La leucémie mortelle d’une enfant contaminée par des pesticides via l’exposition de sa mère fleuriste a mis en lumière les risques méconnus de cette profession. Pour l’épidémiologiste Isabelle Baldi, il est urgent de réaliser des études de terrain sur les conditions de travail de cette filière.
La reconnaissance en 2024 par le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) d’un « lien de causalité » entre la leucémie dont est morte Emmy, 11 ans, et « l'exposition aux pesticides durant la période prénatale » de sa mère, soulève la question de la contamination in utero. Quel est son mécanisme ?
Isabelle Baldi : De manière générale, les pesticides sont susceptibles de traverser les barrières biologiques. Le contact cutané avec des végétaux traités peut engendrer le passage dans la circulation sanguine de la mère, puis la distribution des substances aux différents organes et au placenta. Or la membrane placentaire est un filtre, qui a une fonction protectrice vis-à-vis du fœtus, et laisse passer des substances comme les nutriments nécessaires au bébé, mais aussi des substances susceptibles d’être toxiques, des micro-organismes, des virus comme celui de la rubéole, de la varicelle…
Quelles sont les pathologies pouvant résulter d’une exposition prénatale aux pesticides ?
I. B. : Il n’y a pas de liste exhaustive, car les connaissances sur ces effets sont en perpétuelle évolution. La commission Enfants du FIVP, chargée des expositions prénatales, s’appuie sur les données synthétisées par l’Expertise collective de l’Inserm 2013, complétée en 2021. Celle-ci a notamment établi une association entre l’exposition prénatale et cinq groupes de pathologies : les leucémies, les tumeurs cérébrales, les fentes labio-palatines, l’hypospadias et les troubles du neurodéveloppement. Mais il y a sans cesse de nouvelles publications que la commission consulte si la maladie de l’enfant ne figure pas dans ces cinq groupes.
Que sait-on des pesticides utilisés dans la filière horticole ?
I. B. : La liste des substances est longue. La plupart sont également utilisées en agriculture1
. Pour protéger plantes et fleurs, il s’agit essentiellement de fongicides ou d’insecticides appartenant à des familles chimiques variées. Les substances varient selon les pays car les réglementations ne sont pas les mêmes. On peut donc retrouver sur les fleurs des substances qui ont été interdites en France. Les autorisations de mise sur le marché prennent en compte la toxicité sur l’animal, mais la toxicité chez l’homme n’est pas toujours très bien connue.
Aucune prévention ni protection n’est mise en place pour les travailleurs de la fleur, en horticulture ou en floriculture… Que préconiseriez-vous ?
I. B. : Le port d’équipement de protection individuelle n’est pas la solution, leur port est contraignant et pas toujours observé. Parfois, leur utilisation peut même être délétère : si on utilise les mêmes gants de manière prolongée, on aura probablement une contamination de l’intérieur des gants par des pesticides. Plus globalement, il ne faut pas reporter la notion de prévention sur le dernier maillon car il y a une chaîne de responsabilités. Mieux vaut concevoir une prévention à tous les stades, depuis le développement de la substance, en passant par sa mise sur le marché, par la distribution et jusqu’à l’usage final, pour protéger efficacement les personnes exposées. Pour les professionnels, on peut penser que la contamination est essentiellement cutanée, par contact avec les végétaux, mais cela serait à vérifier par des mesures pour mieux orienter la prévention.
L’interdiction d’importation est une piste mais elle ne permettra pas de se prémunir des substances autorisées, y compris en France. Je pense aussi aux produits dits naturels ou biologiques car on ne dispose pas de toutes les connaissances nécessaires pour affirmer qu’ils n’ont pas d'effet sur la santé. Il faut s'interroger sur les niveaux et les voies d'exposition pour la totalité de ces produits, et sur les possibilités de limiter la contamination.
Existe-t-il des études sur les expositions aux pesticides des travailleurs de la fleur ?
I. B. : Les études épidémiologiques se sont concentrées sur les agriculteurs qui sont à priori les plus exposés, et ceux qui utilisent le plus de produits. Il y a très peu d’études portant spécifiquement sur la filière horticole et/ou la floriculture. On dispose de quelques études sur les travailleurs des serres horticoles, en Italie et aux Pays-Bas, pour caractériser la contamination des travailleurs en charge de la culture des plantes ornementales et des fleurs. Il y a aussi une étude belge de 2018 sur l’exposition des fleuristes. Mais nous manquons de données d'observations de terrain sur les conditions de travail des travailleurs de ces filières, sur leurs expositions aux substances.
Aujourd’hui, personne n'est capable de dire ce à quoi un fleuriste peut être exposé. Il faudrait mener des études de terrain, réaliser des séries de mesures sur la peau des travailleurs ou au niveau des voies respiratoires ou encore dans les urines ou les liquides biologiques. Et cela dans plusieurs contextes professionnels, comme nous l’avons fait en agriculture, car les conditions de travail ne sont pas identiques, et l’exposition est probablement différente entre ceux qui composent des bouquets uniquement, ceux qui les vendent et ceux qui gèrent en plus des plantes en pot, ou ont des serres à l'arrière de leur magasin pour faire pousser leurs fleurs.
Durant la formation des fleuristes, le risque de l’exposition aux pesticides n’est jamais évoqué, contrairement aux problèmes de coupures, plaies et allergies. Comment l’expliquer ?
I. B. : Dans la représentation collective, l’exposition aux pesticides reste assimilée à l’agriculture conventionnelle : on imagine le tracteur, mais pas tous les contacts indirects avec les pesticides. Il n’y a d’ailleurs pas que la filière horticole qui demeure dans l’ombre, on peut citer aussi les personnes qui travaillent dans les espaces verts, le secteur du bois - même les menuisiers, les charpentiers sont au contact de bois traités avec des pesticides–, le secteur de l'hygiène publique, les vétérinaires, les pompiers… Ou encore les usages de pesticides sur les pistes d’avions, les rails de chemins de fer, en agroalimentaire, ou encore sur les animaux d’élevage ou les animaux domestiques, via les shampoings ou les anti-poux et puces.
- 1Plus de 1000 substances différentes ont été autorisées en agriculture depuis les années 1950.
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