Le flex office, une vague difficile à contenir
Corollaire du télétravail généralisé avec la pandémie, le « sans bureau fixe », mal vécu par de nombreux salariés, gagne du terrain. Syndicalistes et experts alertent sur les effets pathogènes d’une organisation déployée sans réflexion sur les activités de chacun.
Chez Fret SNCF, comme dans beaucoup d’entreprises, la crise sanitaire a généralisé le recours au télétravail. Au point que la filiale ferroviaire a réduit la surface de ses bureaux, à effectifs constants, en déménageant cet été son siège francilien : les locaux comptent désormais moins de postes de travail que d’employés. « Avant, je partageais un espace avec trois collègues, où on s’était aménagé un coin avec une table, un tableau et une machine à café. Et on avait chacun son bureau », décrit Clément1
, l’un des salariés. Rien de tel au nouveau siège où il se rend deux jours par semaine. « Je travaille sur un plateau d’au moins 70 personnes, poursuit-il. Equipé d’un ordinateur portable, chacun s’installe où il peut. Il y a des minicloisons, mais rien de fermé, hormis des espaces pour téléphoner et des salles de réunion en verre, comme des aquariums. »
Axa, Peugeot, BNP Paribas, Framatome, France Télévisions… De plus en plus d’entreprises parient sur le flex office. Une organisation qui combine « l’absence d’un poste et lieu de travail attitré, au profit d’une latitude offerte à chacun de travailler où il veut, avec une mutualisation des postes », explique Sylvain Leduc, consultant et enseignant en ergonomie à l’université d’Aix-Marseille. Secrétaire général adjoint de la CFDT cadres et délégué syndical chez Accenture, Jérôme Chemin a vu le flex office débarquer dans ce cabinet de conseil dès 1995. Il concernait dans un premier temps les consultants, des « nomades » qui interviennent principalement chez les clients. « Puis, avec le développement du télétravail, il a été aussi mis en place pour des fonctions support, retrace le syndicaliste. On assiste en ce moment à un essor. » L’enquête « Télétravail, un an après », publiée en septembre 2021 par l’Ugict-CGT, donne la mesure du phénomène : un tiers des personnes interrogées signalaient que leur lieu de travail était en train d’être réorganisé pour passer en open space/flex office, « une majorité considérant négativement cette transformation ».
Un endroit pour chaque tâche
Du côté des entreprises, le flex office est vanté comme un « marqueur de leur modernité managériale », mais la volonté de réduire les coûts de loyer est la motivation la plus déterminante, constate Félix Traoré, ex-doctorant en sociologie qui a mené des études pour la société de conseil Génie des lieux. « Les directions s’appuient sur l’idée selon laquelle les postes de travail seraient structurellement sous-occupés, un signe de gabegie, observe-t-il. C’est un regard biaisé sur les besoins. On oublie que les open spaces ne sont vivables qu’à condition de ne pas être remplis trop densément. »
Le principe selon lequel les personnes auraient besoin de différents endroits pour exécuter chaque type de tâches (traiter des mails, se concentrer, travailler en groupe…) – aussi appelé activity-based working – est également avancé comme prétexte. « Là non plus, ce n’est pas en accord avec la réalité, nuance Félix Traoré. Le poste de travail reste au centre de l’activité. »
De fait, le flex office apparaît comme un repoussoir aux yeux d’une majorité de salariés. Dans une étude2
publiée en avril 2021, l’école de management Essec constatait que 79 % d’entre eux n’y étaient pas du tout favorables. Chez ceux qui l’expérimentent, les premiers échos sont plus que mitigés. « Je ne me sens pas bien dans les nouveaux locaux », témoigne Clément. Il y a pourtant une débauche de matériel, digne d’une start-up californienne : postes de travail debout, ballons pour s’asseoir, café gratuit dans les espaces de convivialité… Mais les écrans d’ordinateur à disposition ne sont pas compatibles avec l’un des logiciels que Clément utilise ! A chaque pause, ses collègues et lui doivent ranger les portables dans leur casier. « Au départ, le mien n’était pas assez grand pour mon sac, souligne- t-il. Et c’est contraignant de libérer son poste, même pour partir en réunion ; quand on revient, on peut ne pas retrouver celui où on s’était installé. »
Les premières semaines, les locaux étaient vides un jour et pleins le lendemain, au point que des salariés ne trouvaient pas de place. Un problème résolu par des boîtiers de présence qui signalent le taux d’occupation. « Mais entre collègues d’un même service, on peut être assis aux deux extrémités du plateau, regrette Clément. Avant, on avait un vrai collectif ; à la moindre question, il suffisait de lever la tête et on “brainstormait”. Maintenant, on en est réduit à s’envoyer des mails. Ça crée de l’isolement, une déshumanisation. »
Spirale infernale
Ces retours d’expérience inquiètent les responsables syndicaux et les experts de la santé au travail. « L’open space a déjà pour effet paradoxal de renfermer les gens sur leur bulle, à cause d’agressions sonores et de stimulations inopportunes, dénonce Alain Castera, syndicaliste SUD au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). S’ils n’ont nulle part où se créer un espace de confort relatif, on prolonge sur le lieu de travail l’isolement du télétravail. » « Le bureau fait partie de l’identité professionnelle, rappelle Jérôme Chemin. Si les conditions d’accueil sont dégradées, les salariés auront tendance à télétravailler davantage faute de mieux, les entreprises réduiront encore le nombre de postes, et on part dans une spirale infernale. » Karyne Chabert, médecin de prévention et membre du réseau Souffrance et travail, reçoit déjà des personnes chamboulées par cette organisation, notamment de nouvelles recrues. « Quand on arrive en fonction, rappelle-t-elle, on a besoin d’être au contact des autres pour s’approprier ce qui ne relève pas du travail prescrit. »
Le flex office complique cette proximité, de même qu’il peine à répondre au besoin d’adaptation de certains. « Dans des organisations traditionnelles, les personnes atteintes d’une pathologie ou d’un handicap mettent en place des stratégies de compensation, illustre Karyne Chabert. Quand ça change tous les jours, leur particularité devient plus visible. Je pense à une salariée souffrant du dos, dont les collègues se moquent car elle passe son temps à promener son fauteuil adapté d’un bureau à l’autre… »
Un CSE souvent mis devant le fait accompli
Un flex office qui ne dégrade pas les conditions de travail est-il possible ? « Oui, répond Sylvain Leduc, dès lors que la réflexion première porte sur l’organisation du travail et que l’aménagement des espaces devient un des éléments de réponse. » Lors d’une de ses missions, l’ergonome s’est appuyé sur des analyses de terrain pour identifier les différents types d’activité, en associant salariés et managers. « Le flex office ne va pas concerner tout le monde – selon les besoins en équipement, la place des déplacements, les modalités du travail collectif, etc. Il faut le mettre en place de façon différenciée, dans un dialogue continu avec les élus du personnel », plaide Félix Traoré.
Or, ces derniers ne participent pas toujours à la démarche. « Certaines entreprises les mettent devant le fait accompli. Le CSE est vu comme une caisse enregistreuse », déplore Jérôme Chemin. Secrétaire national de l’Ugict-CGT, Jean-Luc Molins se souvient du passage au flex office au siège d’Orange, mis en œuvre dans la douleur : « Suite à la mobilisation des syndicats, la direction a dû geler le projet initial, avant d’y revenir, mais avec une hausse du nombre de bureaux individuels. »
Une méthode plus vertueuse consiste à procéder par expérimentation. « On teste sur un service ou un site, on regarde ce qui marche ou non, en faisant des points réguliers avec les membres du CSE, avant de décider d’étendre », résume Jérôme Chemin. Cette approche laisse une marge de manœuvre aux élus : revoir à la hausse le nombre de postes, réinstaurer des « quartiers » par services pour reconstituer les collectifs, etc. « Penser aux besoins des utilisateurs, ce n’est pas quelque chose de figé, insiste le syndicaliste. Il faut parfois de six mois à un an d’ajustements. Le luxe est même de prévoir la réversibilité. »